« L'égalité d'humeur est un trésor qui remplace de nombreuses qualités. »
Henri-Frédéric AmielCe soir, c'est la soirée annuelle du personnel. Chaque année, ma boîte organise un évènement de ce genre, tout le monde est convié et chacun peut venir avec une personne de son choix.
En parlant de soirée du personnel, je me rappelle celle organisée par l'ancienne entreprise où Victor a tra...je n'arrive pas à la dire. Ou Victor a passé huit heures par jour dans un lieu autre qu'un divan. Il y est resté un an dans cette foutue boîte. Il en a porté des dossiers de bureau à bureau. Il a passé des journées à décrocher le téléphone et à renvoyer des appels. Le plus souvent vers le service commercial. Mais sa plus grande fierté, c'est la construction d'un vaisseau spatial avec les fiches de présences des membres du personnel et les trombones qu'il avait à disposition.
N'ayant trouvé aucune demoiselle pour l'accompagner, Victor m'avait invité. J'ai accepté pour deux raisons. La première, j'allais enfin voir un lieu où Victor avait fourni une force de travail. La seconde, c'était l'occasion de faire un copieux repas à l'œil.
Le soir quand nous sommes revenus, Evalina, encore debout, nous demanda si la soirée c'était bien passée.
Version Victor : « Trop cool. »
Ma version : « Repas convenable mais ambiance beauf. »
Réaction de Victor :
- Exagère pas mec !
Mon argumentation :
- C'est assez objectif comme point de vue. Les trois-quarts des enfants présents de moins de dix ans portaient des prénoms piochés dans les séries américaines. Les gens se sont mis debout sur leur chaise pour faire tourner les serviettes et je ne parle même pas des cris de jubilation lorsqu'ils ont tiré les numéros cinquante et un et soixante-neuf à la tombola.
- Bah c'est pas des critères de beaufitude. Il dit cela parce qu'il a crié aussi.
- Ah bon il y avait une tombola ? Vous avez gagné quelque chose ? Sollicita Evalina curieuse.
- Victor, montre-lui tes magnifiques cache-pots en laine.
- Ouais ouais, c'est bon. J'sais que c'est pérave, marmonna-t-il en les sortants du sac plastique pour les présenter à Evalina, avant qu'elle se moque de lui. Nath a gagné le troisième prix ! Enchaina-t-il très vite. Mais ce con, il a filé l'appareil photo à l'un des gamins.
Evalina se tourna vers moi interrogative.
- De la pacotille. Mon portable fait de bien meilleures photos. Et puis ça a fait plaisir au petit... Dylan ?... Brian ?... Ryan ?...
- Le moment le plus épique de la soirée, c'est quand le mec qui remettait les prix a demandé à Nath d'exprimer sa joie dans le micro ! T'imagines bien, Nath quoi !Ce soir, il s'agit d'une soirée cabaret. Dîner/spectacle, formule « argent » à quatre-vingt-dix euros le repas, boissons comprises, avec mes collègues de tout le secteur. Hiérarchie inclue.
Sociologiquement ça peut être intéressant. Comme on pouvait venir accompagné, que Fanny et Evalina avaient leur excuse, je me suis rabattu sur Victor, histoire de lui rendre la pareille...et puis ambiance cabaret avec danseuses seins nus, je savais que je ferais un heureux.
Sur le trajet pour s'y rendre, je le briefe tout de même pour qu'il se donne une contenance et qu'on évite les débordements devant l'ensemble du personnel de ma boîte.Sur place, de grandes tables, réservées pour notre entreprise et d'autres plus petites pour les clients qui viennent se distraire. Le monde rentre et prend place petit à petit avant que le spectacle ne débute. Un type en costume noir arrive vers notre tablée. Comme il y a de la donzelle, il commence à se moquer gentiment d'un ou deux mâles à proximité, dont Victor qui au passage s'amuse à essayer de faire tenir sa petite cuillère sur son nez. Sa remarque est un peu déplacée alors j'émets un petit commentaire grinçant que le type en costard entend mais ne relève pas. Il me jette un petit regard en coin puis s'en va en direction d'une autre table.
J'ai d'abord cru que c'était un serveur un peu fantaisiste qui tentait de briser la glace et quand je le vois sur scène, le micro à la main, je pense : au secours, c'est l'animateur de la soirée.
Le type ne m'a pas oublié. Après s'être présenté et avoir demandé à l'ensemble du public comment il allait, Sergei explique que pour le premier numéro il va avoir besoin d'un candidat. Il fait durer le suspense puis fini par m'inviter à monter sur scène. Encouragé par la foule, je m'y contrains.
Tout ce que j'aime, les projecteurs braqués sur moi, le micro tendu...et surtout un animateur de camping qui s'essaye au one man show.
- Alors vous êtes venu avec vos collègues des pompes funèbres ?
J'entends faiblement au loin un porteur gueuler : « A poil Nathanaël ».
Franchement, enchaine-t-il, je préfère ma place que la vôtre. On ne doit pas rigoler tous les jours dans votre profession ! Pas vrai !? En tendant le micro à portée de ma bouche.
- ...Quand on est convié à des soirées comme celle-ci, pas trop non.
Il se tourne vers le public :
- Ha ha, c'est ce qu'on appelle l'humour de croque-mort ! Bon trêve de plaisanterie, ce soir votre serviteur va ouvrir le spectacle en commençant par un petit numéro d'hypnose.
Quart de tour vers moi :
- Vous êtes partant !?
- Non.
- Il est partant ! Accentue-t-il pour faire rire l'assemblée. On applaudit bien fort ce volontaire désigné ! Applaudissements forcés, il reprend :
Comment vous appelez-vous jeune homme ?
- C'est vous le médium, non ?
- Il ne veut pas me le dire. Ce n'est pas grave. C'est même mieux, ne me le dites pas. Avec ce numéro d'hypnose vous allez voir qu'il va me l'avouer... puis l'oublier ! Vous êtes ?
- ...Ai-je encore le choix ? Oui, on a toujours le choix. Je n'ai jamais rencontré de problème qui n'avait pas de solution...peut-être mauvaise, malhonnête ou illégale, parfois inacceptable mais il y a toujours une alternative possible à la situation. A vous de décider.
- Très bien. Laissez-vous aller. Ne soyez pas stressé, reprend Sergei avec une voix douce et dynamique à la fois. Vos paupières sont lourdes, enchaine-t-il rapidement tout en agitant ses mains autour de ma tête.
- Vous connaissez le poids d'une paupière ?
- Chut, ne parlez plus. Détendez-vous. Vos paupières sont lourdes, très, très lourdes. Elles se ferment doucement, explique-t-il en posant sa main sur mes yeux. Laissez-vous totalement aller, vous dormez d'un sommeil profond. C'est censé me faire quelque chose ?
Je sens sa présence maintenant derrière moi.
Vous allez vous laisser tomber en arrière, reprit-il, votre corps devient lourd. Lourd. Lourd. Ne résistez pas surtout, vous dormez et vous tombez. On entend qu'il a travaillé sa voix, il prend le temps d'espacer chaque voyelle lorsqu'il prononce ses mots. Vous tombez. Alors je me dis pourquoi pas et je m'affale en arrière. Sergei me rattrape et me fait asseoir sur une chaise. Détendez vos bras. Vous êtes calme, détendu et vous dormez... Quel est votre prénom ?
- Nathanaël.
- Très bien Nathanaël. Je vais compter jusqu'à trois et à trois vous serez incapable de vous souvenir de votre prénom. UN, vous effacez votre prénom de votre mémoire. Vous ne vous souvenez plus de qui vous êtes. Vous êtes un inconnu. DEUX, votre prénom a disparu de votre mémoire, il s'est volatilisé. Vous ne savez plus qui vous êtes. TROIS, votre prénom n'existe plus. Vous êtes un inconnu incapable de retrouver votre prénom... Est-ce que vous pouvez me dire votre prénom ? Je réponds oui ou non ?
Temps de réflexion trop long, il poursuit :
- Vous ne vous en souvenez plus !? Je pourrais le faire marcher encore quelques répliques et le laisser faire son numéro...
- Si. Je m'appelle Nathanaël. Et je teste votre capacité à réagir rapidement face à un imprévu. L'animateur eu l'air un peu échaudé.
- Je... je ... bégaye-t-il. Mention décevante.
Tout en me levant doucement de la chaise :
- Je sens que mes jambes bougent, elles sont motrices. Je sens que je m'en vais... Je m'en vais, l'imité-je avant de redescendre de la scène pour regagner mon siège.
Le public ne sait pas comment réagir. Puis l'animateur se reprend et annonce dans un rire jaune :
- Ha ha. Ce sont les aléas du direct ! On applaudit quand même Nathanaël, messieurs, dames ! Et tout de suite sans plus attendre, les sublimes danseuses du cabaret ! On les applaudit bien fort ! Trop rodées ses transitions, cela manque de spontanéité.
A peine assis, Victor me donne un coup de coude amical :
- T'es génial mec ! Faut que j'aille aux chiottes, j'arrête pas de vouloir envie d'aller pisser.
- Victor quand tu t'écoutes parler, tu comprends ce que tu dis ?
- Suis-moi. Il est sûrement préférable de le suivre. Je m'attends à tout avec lui. Je me demande comment il va bien pouvoir me surprendre ce coup-ci.
On passe la porte battante des toilettes pour homme et longe un couloir assez long avant d'arriver à une petite pièce en enfilade où se trouvent un lavabo, un urinoir et un WC à porte.
- Tu roules un splif pendant que j'pisse !?
Sans attendre ma réponse, il dépose tout le nécessaire sur le lavabo. Victor a aidé son père à faire quelques travaux dans la boulangerie familiale en début de semaine. Ce qui a occasionné des blessures sur ses mains. Il a donc mis des pansements sur ses doigts fétiches, sauf que maintenant il galère pour confectionner ses joints. Alors quand je suis dans les parages, je deviens le préposé au roulage.
Pendant que Victor se soulage, mon regard est attiré par un insecte rampant sur le sol. Je m'approche et m'accroupis. Peut-être mon côté entomologiste qui se réveille et dont j'ignorais l'existence. Jamais vu ce type d'insecte. Il doit mesurer un centimètre, deux antennes et un corps recouvert d'écailles...on dirait une crevette terrestre. Il se meut rapidement en plus, je le suis pour voir où il se rend.
Soudain, la porte battante des toilettes s'ouvre. J'ai juste le temps de me retourner que Benoît est déjà à la moitié du couloir. En l'espace d'une seconde je me dis que si il voit le sachet contenant l'herbe ainsi que deux cachetons qui ne ressemblent pas à du Doliprane, Benoît va s'empresser de faire remonter à la hiérarchie que Nathanaël Detrait se défonce dans les toilettes à la soirée du personnel. Vite trouve un truc.
- J'ai mal à la teub là, j'dois trop me branler ou alors j'ai chopé un truc ! S'écrie Victor à travers la porte. Ça me brûle quand j'pisse ! Me confie-t-il en sortant des toilettes sans tirer la chasse d'eau, la main dans le caleçon. Tu veux pas regarder !?
Benoît cesse d'avancer quand le regard naïf de Victor croise le sien. Il y a un moment de battement, il nous fixe tous les deux, petit sourire et il fait demi-tour sur une allure vive.
Deux pas de plus et le sachet de Victor rentrait dans son champ de vision.
- ...T'es mon héros, lâché-je une fois Benoît sorti.
- Ouais je sais. Eh dis-voir, tu voudrais pas jeter un œil dans mon calbute ?
- Dis comme ça heu...non merci. Déjà que le mec qui vient d'entrer et fait volteface va s'empresser de raconter que je matte des attributs masculins dans les toilettes miteuses d'un cabaret. Je ne tiens pas à ce qu'un autre débarque et corrobore sa version.
- Non mais mec c'est médical là !
- Dans ce cas consulte un médecin. Mais ne détruis pas l'image de héros que je viens de placer en toi.Débriefing Baignoire :
Je prends la parole en trempant une chips en triangle dans la coupelle de guacamole, réalisé la veille :
- Alors ton rencard ?
- Atroce ! Le gars était plutôt pas mal mais il ne parlait que de lui, je n'ai pas pu en placer une. Pire encore, il se la jouait artiste maudit ! Un peu bohème comme ça, il développait des idées mais tellement farfelues, je ne sais même pas comment il a pu imaginer et verbaliser les choses qu'il m'a dites !
- Encore un qui a eu une enfance tragique ou ratée.
- Il est persuadé qu'un chasseur de tête va frapper à sa porte et le sélectionner entre mille comme si il était l'élu ! Bref, j'ai perdu mon temps.Le dernier petit copain d'Evalina que j'ai rencontré s'appelait Robin. Elle est restée un bout de temps avec et ça s'est fini en mai dernier.
Robin... Je me rappelle très bien notre rencontre. Il faisait un temps pourri et on s'était donné rendez-vous dans un bar près de la Cathédrale. J'étais arrivé en premier et je les attendais à une table avec une tasse de thé Rooibos fruits rouges. Ils étaient arrivés avec dix minutes de retard sur l'heure fixée.
- Nath. Voici Robin. Robin, c'est Nathanaël, indiqua Evalina, prise entre l'euphorie et l'inquiétude.
Elle espère toujours que l'on va s'apprécier réciproquement.
Plutôt joli garçon, de taille moyenne et de corpulence athlétique, cheveux mi-longs, nez en trompette, Robin faisait partie des gens qui arborent un visage sympathique. Evalina m'avait briefé le matin même, sur le fait que je ne devais pas me comporter comme un vilain petit garçon avec lui.
- Enchanté, laissais-je échapper en lui serrant la main, toujours assis.
- De même, répondit-il le sourire aux lèvres. Poignée de main conciliante.
- Je vais aux toilettes parce que là je ne tiens plus, faites connaissance, imposa-t-elle. Merci du tuyau. Robin ôta son manteau humide, le posa sur le dossier de la chaise et s'assit en face de moi. Comme il semblait être de caractère sociable, il entama la conversation :
- Eva me parle souvent de toi tu sais. Ce n'est pas une nécessité absolue de commencer par cela mais bon...
- ...Tu satures déjà ?
- Pas encore, plaisanta-t-il. C'est juste que tu as l'air important pour elle... Ça se voit surtout dans la façon dont elle s'emballe quand elle parle de toi. Comme si tu étais un...être d'exception. Enfin disons plutôt... reprit-il en cherchant un terme adéquat.
- ...Hors du commun ? Lui suggérais-je.
- Oui... Exactement.
- Je comprends. Tu es déçu en me voyant.
- Non non pas du tout, je n'ai pas dit ça.
Puis le silence s'installa quelques instants. J'en profitais pour boire quelques gorgées de thé.
- J'ai cru comprendre que tu avais déjà un truc de prévu ce soir mais on pourrait aller manger ensemble un de ces jours, si ça te dit.
- Bonne idée.
- Je connais un petit resto sympa, c'est tenu par un ami, tu verras c'est pas mal ce qu'ils font...Et peut-être que Victor, c'est ça le nom du troisième coloc' ?
- Tout à fait.
- Peut-être que Victor voudra venir aussi.
- Tu sais Victor est un peu casanier, parfois c'est rude pour le déloger du canapé.
- Oui Eva m'a prévenu qu'il ne passait pas souvent la cinquième vitesse.
- C'est carrément la marche arrière du groupe.
Il rigola mais j'étais sérieux. Quant à Sarah c'est le point mort. Mais ça tu t'en apercevras plus tard Robin. Je pensais au fait que j'aimais bien faire des comparaisons de notre groupe avec des objets ou concepts. Exemple : si notre groupe était une boîte mail, Evalina serait l'onglet réception, moi : archive, Victor : brouillon et Sarah : indésirable. Je peux le faire avec tout.
Evalina revint s'asseoir à la table à ce moment-là.
- Vous vous amusez bien ?
- Je disais à Nath que ça serait sympa de se faire un petit resto un de ces soirs, assura-t-il en me lançant un regard ponctué d'un clin d'œil.
Il me surnommait déjà Nath et renchérit par un signe facial de complicité. Alors catégorie deux ou catégorie trois ?
C'est toujours ainsi avec les copains d'Evalina. Il y a trois cas possible.
Numéro un : je le trouve sans intérêt et je ne comprends pas ce qui lui plaît chez ce type.
Numéro deux : je le trouve normal et ça n'a aucun intérêt.
Numéro trois : Je le trouve sympa et ça devient un ami, parfois au détriment de la relation que j'entretiens avec Evalina.
C'est pour cela que je ne trouve pas nécessaire de rencontrer les petits copains d'Evalina.- Et toi ta journée ? Requiert-elle avant de tremper les lèvres dans son mug en céramique « I Love London ».
- Plutôt Calme... Aujourd'hui un porteur m'a proposé un plan à trois avec sa femme.
- Tu déconnes !?
- Non, il était sérieux. Il m'a posé la question après avoir mis le corps de Madame Pfeiffer en cellule.
- Tu as répondu quoi ?
- Qu'est-ce que tu voulais que je dise...J'ai décliné l'offre. Je ne vais pas commencer à faire des parties fines avec les porteurs libertins de la boîte.
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(sans)timent
AcakAvez-vous déjà imaginé ne ressentir aucune émotion ? C'est ce que vit Nathanaël Detrait, un jeune homme de 27 ans, atteint d'ataraxie depuis sa plus tendre enfance. Face à n'importe quelle situation il ne ressent rien. Absolument rien. Alors, tel u...