Orgon

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Si, tout est de ma faute, murmura-t-il pour lui-même dans l'esprit d'Ephémère.

Il sécha ses larmes d'un revers de sa manche d'uniforme de Soufflier et d'un bond, se lança dans le vide. Six-cents mètres le séparaient du néant infini. Six-cents mètres et tout serait fini. Il ouvrit les yeux, contemplant l'eau glaciale qui se rapprochait de lui, tandis que le vent hurlant cinglait son visage juvénile. Il les referma ensuite, acceptant, sans crainte, l'instant où son corps fragile rencontrerait l'étreinte impitoyable dureté de la mer, cette même mer capricieuse qui lui avait prit tant de ses proches.

— Nooooon !

Sa voix brisée se perdit parmi les échos des falaises géantes lorsqu'au lieu de s'écraser contre les flots rugissants ou d'être aspiré par les abysses, Orgon se retrouva porté par une surface douce, familière. Accablé, épuisé par plusieurs nuits sans sommeil, il enfonça ses doigts tremblants dans le pelage soyeux de son Soufflet, le corps musclé de son Oiseau vibrant sous lui avec force.

— Kilamos... Pourquoi ? Pourquoi m'as-tu rattrapé ? balbutia-t-il, sa voix déchirée par l'incompréhension.

Les larmes d'Orgon, chaudes et abondantes, se mêlaient aux poils argentés de Kilamos, qui les absorbait avec une tendre patience. Le Soufflet tourna brusquement à gauche, et Orgon fut contraint de se redresser. L'Oiseau plongea ses grands yeux dorés brillant de colère muette dans ceux de son Soufflier. Kilamos avait compris, il savait ce qu'Orgon avait tenté. Il l'avait pressenti l'irréparable, et il l'avait sauvé son maître malgré sa trahison de l'abandonner. Orgon l'avait pourtant bien attaché en lui donnant des friandises de venaison pour l'occuper. Il n'aurait pas pu supporter les cris de douleur de son oiseau s'il avait su ce qu'Orgon préparait. Et maintenant, ses ailes puissantes déchiraient le silence de la nuit froide, faisant bruisser ses larges ailes dans le calme infini de la nuit dans un vol aussi majestueux qu'angoissé.

— Kilamos... Tu n'aurais pas dû me sauver, soupira Orgon. Après ce que j'ai fait, je ne mérite pas de vivre...

Au-dessus des vagues déchainées, le Soufflet planait, attendant, fidèle et silencieux. Attendait-il des ordres ou simplement que son maître s'abandonne complètement à sa douleur ? Peu à peu, les larmes cessèrent. Orgon aperçut les lueurs vacillantes au loin, au pied de la montagne. Kilamos, guidé par un instinct ancestral, s'en approchait.

— Non, Kilamos. Nous ne pouvons pas revenir à la maison, je suis désolé.

D'un geste tremblant, Orgon tira sur les rênes de cuir stellaire d'Aeris, obligeant l'oiseau à plonger brusquement. Le cri aigu de Kilamos, comme un écho à la douleur d'Orgon, fendit l'air, se répercutant à travers la nuit, et les autres Soufflets répondirent en chœur. L'intensité déchirante fit battre le cœur d'Orgon anarchiquement. Soumis aux mains agitées de son Soufflier, Kilamos revint planer au-dessus des flots tumultueux.

— Je suis désolé, Kilamos, murmura Orgon, enfouissant ses doigts dans le pelage dense. Je ne peux pas rentrer chez moi. Pas après ce qu'il s'est passé, pas après ce que j'ai fait.

Orgon se redressa, le regard perdu vers l'horizon brumeux, vers les grandes montagnes au loin par lesquelles l'océan semblait s'échapper. Il se retourna une derrière fois vers ses landes sauvages. Ce monde, jadis sien, semblait désormais inaccessible.

— Nous ne sommes plus que tous les deux maintenant.

Le Soufflet perça l'épaisse nappe de brouillard, suivant le cours du fleuve qui les menait vers Aeris, où un avenir incertain l'attendait. Là-bas, il pourrait s'embarquer pour des terres lointaines, où son nom ne signifierait rien, où il pourrait tout laisser derrière lui : son père, son rang, sa mère, ses sœurs, ses amis... Kilamos. Orgon avait eu envie de devenir Soufflier toute sa vie, comme son père. Il aurait voulu devenir le plus jeune des dresseurs de Soufflets de l'histoire de Plumarosae. Mais ce n'était pas le cas. Ça ne le serait jamais, il en était maintenant convaincu. Jamais plus il ne pourrait montrer de quoi il était capable. Mais ce rêve n'était plus qu'un mirage, une illusion évanouie dans les brumes du passé. Jamais plus il ne pourrait montrer sa valeur. Résigné, il savait qu'il devrait abandonner son compagnon lorsqu'il embarquerait vers l'inconnu, il ne pouvait plus faire marche arrière.

On l'avait blâmé pour ce qu'il avait fait, on l'avait privé de cours de vol pour la forme. Mais au bout d'une semaine, tout le clan avait déjà oublié ce qui s'était passé ce mercredi-là lorsque Orgon était revenu avec le corps inerte d'Eron, son cousin. Mais lui, il ne pourrait jamais se pardonner. La culpabilité le rongeait, une plaie béante qui ne guérirait jamais. Il savait que déserter, pour un Dragonnier, était une trahison impardonnable, punie d'une mort sans appel. Il ne voulait pas penser à la lourde épée de son père qu'il aurait reçue en héritage s'il était resté. Cette épée qui, sans états d'âme, viendrait transpercer le cœur d'Orgon et de son Soufflet, sentence implacable si on venait à le retrouver.

Peut-être aurait-il eu un sort différent, lui, l'unique héritier des territoires sacrés. Massacrés plutôt. Jamais il n'aurait pu poursuivre les conquêtes sanguinaires de son père comme on attendait de lui. Orgon aurait dû être plus dur, plus redoutable, plus impitoyable, plus féroce, plus meurtrier encore. C'est ce que son père avait toujours voulu de lui, l'élevant à coups de fouet et de coups d'épée lors des entrainements, nourrissant cette rage, cette Flamme meurtrière qui brûlait au fond de son être. Cette férocité, Orgon la contenait la plupart du temps. Mais l'éducation brutale de son père L'avait entretenue, L'avait attisée, L'avait encouragée. C'est cette Flamme destructrice qui l'avait poussé à dépasser Eron ce jour-là dans les falaises. Orgon ne souhaitait plus jamais ressentir une telle fureur.

— Allons à l'autre bout de la terre, là où personne ne sait qui je suis... murmura-t-il à l'obscurité. Même moi, je ne sais plus qui je suis... 

Les Lunes d'Atéor - Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant