Orgon

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— C'est pas mal comme coin, tu ne trouves pas ? lança Orgon à Kilamos, tout en tendant à son compagnon un fruit étrange qui ressemblait presque à une pomme, sauf qu'il était bleu.

Orgon examina le fruit avec une attention minutieuse, le pelant lentement pour en dévoiler la chair intérieure. D'un violet éclatant, elle semblait bien plus accueillante. Ce violet lui rappelait les légumes qu'on trouvait parfois à Plumerosae, sa terre sauvage natale. Penser à chez lui pinça son cœur, ravivant des souvenirs qu'il s'efforçait d'oublier : l'image de sa mère, impressionnante sur le trône en bois, ses petits frères et sœurs qui couraient en riant autour des tentes brunes. Un pincement cruel lui serra la poitrine, mais il refoula ces pensées avec détermination.

— On est mieux seuls, non ? murmura-t-il, cherchant la consolation dans les yeux perçants de son oiseau.

Kilamos répondit par un petit cri aigu et frotta sa tête contre Orgon, qui était appuyé sur l'une de ses serres. Depuis six mois, Orgon arpentait les terres sauvages d'Aeris, subsistant grâce à la pêche, la chasse et la cueillette. La liberté du grand air et la compagnie fidèle de Kilamos étaient tout ce dont il avait besoin. Il retardait son grand départ, voulant profiter de la compagnie de Kilamos. Le goût salé du fruit qu'il finit d'avaler apaisa son estomac, et, se blottissant contre les plumes chaudes de son compagnon, il s'endormit, bercé par le souffle rassurant de l'oiseau.

Mais son sommeil fut bientôt envahi par des visions dérangeantes, des images aussi lointaines que troublantes. Il se retrouva au milieu de froufrous et de fanfreluches, entouré de rires cristallins et de murmures féminins admiratifs. Des voix féminines s'émerveillaient avec de grands « Oh » et « Ah » face à lui. Pourtant, lui, s'en fichait complètement.

— Ma chérie, tu es magnifique. Mr Louis sera impressionné par ta beauté ! Notre petite chérie qui se marie, ce sera un jour incroyable !

Autour de lui, des fillettes aux cheveux brillants comme le soleil virevoltaient, accrochées à ses pieds. Des souliers en tissu rose apparurent sur ses chevilles fines, ajustés sur de délicates socquettes de coton blanc, tandis que de petites mains soulevaient légèrement sa jupe. Orgon se réveilla en sursaut, le cœur battant. C'était la première fois qu'il rêvait qu'il était Elle. Celle qu'il avait oubliée, reniée, depuis ce jour où il avait sauté dans le vide. Celui qui ne pensait qu'à l'adrénaline des courses en Soufflets, aux combats navals et aux tempêtes furieuses, voilà qu'il cauchemardait sur des rubans et des souliers de satin rose ! Révolté par ces visions ridicules, il se redressa, chassant avec force les images persistantes de ces voilages et autres frivolités.

D'un geste brusque, il saisit les rênes de Kilamos. L'oiseau se leva, se déployant maladroitement sous les arbres denses qui les entouraient. Ensemble, ils se mirent en marche à travers la Forêt Noire, ainsi nommée parce que le soleil y perçait à peine les cimes massives des arbres séculaires. Ils progressaient à l'aveugle, plongés dans une obscurité presque totale.

Depuis six mois, Orgon errait ainsi, sans but précis. Qu'espérait-il trouver au bout de ce chemin interminable ? Au moins, il ne pensait plus à son clan. Un long chemin s'étendait devant lui tandis qu'il se perdait sans ses pensées. Ses paupières s'alourdirent. Les tissus en soie caressèrent agréablement sa peau, mais il voulait disparaître, s'évaporer. Il ne voulait plus exister. À mesure qu'il avançait, son regard se troublait, attiré par d'immenses yeux bleus, des yeux qu'il connaissait trop bien. Il les avait toujours connus, au fond, ces yeux mélancoliques.

— Alors, c'est toi, Ephémère ? murmura-t-il, perplexe, en se confrontant à son reflet dans le miroir, tandis qu'il émergeait des ombres de la forêt pour atteindre les premières rues du centre-ville.

Les Lunes d'Atéor - Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant