Chapitre 38: T'as faim ? Nastasia

8 2 0
                                    

            Une odeur de friture me chatouille les narines et me sort de mon sommeil. Les yeux encore petits, je regarde le soleil inonder Londres à travers les carreaux de ma fenêtre. Je me relève et enfile une veste par-dessus mon débardeur. Je m'appuie contre le rebord et regarde vers le ciel. C'est à croire qu'il nous offre le soleil pour m'appâter, se faire pardonner du comportement immonde de son Ange.

Je replace mes manches comme il faut. Je n'aurais pas la patience de supporter ses piques, aujourd'hui.

Dans la cuisine, Yury se trouve devant les fourneaux, la chemise à moitié déboutonnée. Il se retourne vers moi tandis que je m'approche à petits pas du bar, dubitative. Mes yeux se rivent sur les nombreux tatouages qui descendent jusque sur son torse. Il est en train de...

Il prépare des œufs ?

— T'as faim ?

Je m'assois sur le haut tabouret et ne peux m'empêcher de fixer ce sourire pour lequel je serai prête à vendre mon âme au diable. Sans mauvais jeu de mots. Ce sourire qui me vrille les tripes, qui me fait presqu'oublier comment je m'appelle.

Ses yeux brillent. Sa mèche brune rebelle se jette sur son front et adoucit son visage.

J'attrape l'assiette qu'il m'a soigneusement préparée. C'est à n'y rien comprendre. Dr Jekyll et Mr Hyde, monstre la veille, bienveillant au lendemain matin.

— Il faut que tu te fasses soigner...soufflé-je.

Puis il continue de sourire.

Il mange.

Il me regarde.

— Je vais d'abord m'occuper de toi, reprend-il d'un ton doux.

Une heure plus tard, nous traversons les rues de Londres pour se rendre à l'épicerie et faire un petit réapprovisionnement. Yury est un Ange qui n'a pas besoin de se nourrir mais il a décidé, aujourd'hui, que j'étais une humaine, une femme a-t-il insisté, qui avait besoin d'avoir de quoi grignoter pour les futures soirées automnales qui nous guettent.

Il est léger.

Agréable à souhait.

Soudain il s'arrête et m'invite à faire de même en attrapant ma main dans la sienne. Par réflexe, mes yeux se posent sur nos mains jointes et le sang bouillonne sur le haut de mes joues. C'est bien la première fois qu'il ne m'attrape pas vulgairement par le bras. Je ne sais pas comment réagir. Mon corps s'échauffe. Mon cœur s'accélère. Il bat si vite que ses pulsations se font voir sur ma gorge.

— On va commencer par aller par-là.

— Un magasin de déco ?

— Je me suis dit qu'il fallait que tu te sentes plus à l'aise dans l'appartement. Je sais à quel point tout ce blanc t'angoisse.

— Non, tu ne sais pas.

— T'as raison, continue-t-il toujours avec son sourire, je l'ai deviné.

Il se rapproche de moi, très près de moi. Mon cœur tambourine de plus en plus fort pendant que ses mains attrapent mon col pour le replacer comme il faut. Il termine par balayer délicatement les cheveux de mon épaule et laisse ses mains glisser le long de mes bras.

Je ne regarde que lui, mais mon esprit est en train de supplier son Grand Patron. Je lui demande d'arrêter le temps, de me laisser Yury comme il est aujourd'hui. Beau, doux et attentionné.

Je veux rester comme ça pour toujours. Mon reflet dans ses yeux. Son sourire qui n'est destiné qu'à moi.

— Apporte un peu de couleur, tu veux ?

J'acquiesce en essayant de recouvrer la face pour ne pas montrer qu'il m'a déstabilisé quelques secondes. Minutes ? Jours ? Semaines ? Depuis notre rencontre.

L'heure qui suit se rapproche plus de la torture que d'un agréable moment à passer à deux. Du moins c'est ce que je pense. Je ne cesse de lui montrer des décorations inutiles et trop colorées. Mais son sourire est indestructible. Il me suit, sourit, patiemment. J'ignore pourquoi ce revirement. Comme d'habitude ça risque d'être de courte durée, alors je profite.

Nous ressortons de la boutique avec deux sacs. Mon visage imite le sien. Rayonnant. Apaisé.

Mais alors que nous avançons vers l'épicerie, mon Ange s'immobilise et ferme les yeux. Il les rouvre, l'air plus grave. Il regarde tout autour de lui.

Je sais ce qu'il vient de voir. Un accident va se produire. Ses yeux balaient les alentours de haut en bas. Je l'imite, anxieuse. Une personne va peut-être mourir sous nos yeux. Mais Londres est bondé à cette heure-ci. Retrouver le visage d'un inconnu n'est pas chose aisée.

Son visage se crispe. Son air devient de plus en plus grave. Sa tête tourne de tous les côtés.

Soudain, ses yeux se figent sur le trottoir d'en face. Un petit garçon d'à peine huit ans. Il s'amuse à marcher en faisant rouler son ballon devant lui.

Yury se jette sur la route sans prêter la moindre attention à la circulation. Les automobilistes freinent d'urgence. Ils l'insultent. Le klaxonnent.

Il court plus vite tandis que le petit garçon porte un coup plus fort et fait rouler le ballon hors du trottoir. Mon cœur se fige. Le petit court sans faire attention à ce qu'il se passe autour. Sa mère est au téléphone. Une minute d'inattention qui me tétanise. Je regarde à gauche et une voiture arrive à vive allure. Je m'immobilise.

Mon Ange n'arrivera jamais à temps.

Les pneus crissent et le conducteur klaxonne. Le petit se baisse pour ramasser sa balle sans voir le danger qui le guette. Je lâche les sacs et les laisse tomber par terre. Je porte les mains à ma bouche pour étouffer un cri de stupeur. Tout se passe vite. Trop vite. Mais mon Ange attrape le petit garçon dans ses bras et tourne sur lui-même pendant que la voiture continue de glisser pour s'arrêter à à peine un mètre de lui.

Il s'en est fallu de peu.

Les yeux mouillés, je retire mes mains et laisse échapper un rire satisfait et surtout nerveux. Il l'a sauvé.

Toute la rue est immobile. Sous le choc. Yury repose le petit garçon sain et sauf. Mais contrairement à d'habitude, je le vois qui s'agenouille et replace le tee-shirt de l'enfant. J'ignore ce qui lui dit, mais la maman, en pleure, se jette sur son petit et pose une main reconnaissante sur la veste de mon Ange. Mes yeux se plissent. Incrédules. Je crois voir un sourire figé sur le visage de Yury-Uriel-tête-de-con. Non. Je ne crois pas. Il sourit vraiment. Il se redresse et ébouriffe la tignasse blonde du petit garçon.

Mon cœur s'est remis à battre. Il est fou. Incontrôlable. Il cogne contre mes côtes et joue les pompom-girls pour mon héros qui revient dans ma direction.

Pour la première fois, les passants applaudissent. Ils sifflent. Ils crient.

Il se retourne une dernière fois vers l'enfant, que sa mère tient toujours dans ses bras, effondrée, et lui fait un salut militaire en traversant la route. Plus aucune voiture ne roule. Tout le monde est à l'arrêt.

Mon Ange s'avance toujours vers moi, les mains hors de ses poches pendant que la foule continue de l'acclamer. Sa tête balaie de gauche à droite, incrédule. Il n'est pas habitué à une telle reconnaissance. A vrai dire, toutes les vidéos sur lui ne montraient qu'un homme aigri, brut sauvant de justesse la vie d'un autre sans conviction aucune. Aujourd'hui, Yury a sauvé une vie et y a pris du plaisir. C'est ce qui a fait toute la différence. Même pour moi.

Je souris et le fixe, toujours les larmes aux yeux. Ma mission est un mystère mais pendant qu'il s'avance, je sais que c'est entre ses mains que je remets mon destin. Je sauverai ce monde du chaos au péril de ma vie, temps que c'est avec lui, mon Ange, mon héros.  

Brutale RédemptionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant