Le dîner

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     Le salon de Lavoyette offrait un décor somptueux. Il brillait de lumières tamisées qui ajoutaient une aura chaleureuse à la pièce. Des œuvres d'art  accrochées aux murs semblaient presque vivantes, vibrantes d'une histoire silencieuse. Ndi Go'o se sentait hors de place dans ce décor trop doré, mais elle restait droite, les mains jointes dans son giron, observant discrètement les convives.

    Lavoyette, hôte du soir, un homme d'une élégance naturelle, se tourna soudain vers Benedicto Boucarré et déclara avec un sourire plein d’admiration :

— Boucarré, votre employée a fait preuve d'une vivacité d'esprit admirable lors de notre petite conversation. Elle a des idées fascinantes sur l'avenir des tissus traditionnels dans la mode moderne. Félicitations, mon cher.

     Ndi Go'o baissa les yeux, surprise. Elle ne s'attendait pas à être reconnue dans ce cadre, encore moins félicitée. Boucarré, de son côté, se contenta de sourire avec cette assurance qu'il maîtrisait si bien.

— Merci, Lavoyette, dit-il en hochant la tête. Toutes mes employées sont aussi intelligentes qu'elle. Je veille à ce qu'elles aient une éducation et une formation de qualité.

     Lavoyette parut impressionné. Gaspard avec ses yeux perçants, typiques de quelqu’un qui observe chaque détail avec un intérêt scientifique, se pencha en avant.

— C’est remarquable, Boucarré, dit-il en ajustant ses lunettes. Dans une ville comme Paris, où être noir est encore souvent perçu comme un obstacle, vous montrez un exemple de diversité et d'inclusion. En tant qu'anthropologue, je trouve votre démarche profondément humaniste. Vous créez un espace où la différence est célébrée, et non tolérée. Vous êtes un exemple à suivre.

     Les mots de Gaspard résonnèrent dans la salle, et les autres convives murmurèrent des phrases d'approbation. Boucarré sourit humblement, inclinant légèrement la tête comme pour minimiser les compliments, mais à l'intérieur, ses pensées s'agitaient. Ce masque d'humilité qu'il portait n'était que cela, une masquarade.

     Un besoin stratégique, pensa-t-il. C’était toujours une question de stratégie avec Boucarré. Ce dîner n’était pas une simple formalité mondaine, c’était un terrain de chasse pour lui, une opportunité d’étendre son influence.            
    
     Les compliments de Gaspard, bien qu’agréables, ne faisaient que renforcer sa conviction : il avait besoin d’utiliser des figures comme Ndi Go'o pour continuer à bâtir cette image d'entrepreneur progressiste et avant-gardiste. Mais pour lui, elle n’était qu’une pièce dans un puzzle bien plus grand. Ndi go'o était certes noire mais elle avait la tête sur les épaules. Et il en tirerait bien évidemment profit.

— Vous êtes trop aimable, répondit Boucarré avec un sourire qui ne touchait pas ses yeux. Je pense simplement qu'il est temps que les entreprises, peu importe leur taille, embrassent la richesse de la diversité. Cela ne fait pas de moi un héros, simplement un homme pragmatique.

     Ndi Go'o observait en silence. Ses yeux passaient discrètement d'une personne à l'autre. Elle les observaient tous. Elle écoutait leurs conversations mondaines, leurs rires feutrés, leurs échanges raffinés sur l'art et la mode. Mais en elle-même, elle savait que, dans ce cercle, elle n’était qu’une curiosité, une pièce subtilement placée par Benedicto Boucarré pour servir ses ambitions.

Il l'avait choisie elle plutôt que Lonra.

    Ndi Go'o comprenait désormais pourquoi. Lonra, bien que plus expérimentée dans le domaine des gens riches, n'avait pas ce que Boucarré cherchait ce soir. Elle était belle, élégante, et maîtrisait parfaitement les codes de la haute société. Mais Ndi Go'o avait quelque chose de différent, une capacité à naviguer dans des mondes où d'autres se perdraient. Elle avait cet esprit critique, cette profondeur d'esprit que Boucarré savait qu'il pouvait exploiter dans ce cercle.

     Elle n’était pas surprise. Son patron ne faisait jamais rien au hasard. C'était un homme de stratégie, et elle était un pion qui, à ce moment précis, avait plus de valeur que Lonra.

Ndi Go'o n'était pas dupe.

Elle comprenait la dynamique.

     Mais quelque chose en elle refusait d'accepter d’être simplement un outil entre des mains blanches.

    Au fond d’elle, une petite voix murmurait doucement qu'elle pouvait jouer ce jeu autrement. Peut-être qu'un jour, elle pourrait déjouer les attentes de ces hommes puissants qui la voyaient simplement comme un moyen d'atteindre leurs objectifs.

     Mais pour l’instant, elle resta calme, souriante. Elle jouait le rôle qu’on attendait d’elle, tout en tissant mentalement ses propres fils pour un avenir où elle ne serait plus une simple figurante.

     Les conversations dérivèrent rapidement vers des sujets bien trop complexes pour Ndi Go'o. Autour de la table, on discutait avec passion de grandes questions qui faisaient sensation à l'époque.

     On parlait de la montée en puissance de Benito Mussolini et de son mouvement fasciste en Italie, qui, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, gagnait en influence. Les opinions étaient partagées sur l'impact que cela aurait sur le reste de l'Europe.

     La reconstruction économique après la guerre était un autre sujet brûlant. La France, tout comme plusieurs pays européens, faisait face à une réindustrialisation difficile et à la réinsertion des anciens combattants dans une société en pleine mutation. Les tensions sociales étaient palpables.

     On discutait aussi de l'instabilité en Russie, après la révolution bolchévique de 1917 qui suscitait de vives inquiétudes. La crainte de la propagation des idées communistes à travers l'Europe était au cœur des discussions, chacun s'interrogeant sur les conséquences pour les gouvernements occidentaux.

     Ndi Go'o écoutait en silence, consciente que ces débats dépassaient de loin son quotidien, mais mémorisant chaque mot, chaque regard échangé.

Mathilde Lavoyette, d’un ton léger et moqueur, se tourna vers Ndi Go’o :

« Et vous, mademoiselle, qu’en pensez-vous ? »

     Le silence tomba aussitôt. Tous les regards se tournèrent vers elle, curieux et quelque peu condescendants. Ndi Go’o sentit la pression monter. Elle n’avait pas l’habitude de ces conversations intellectuelles et mondaines, où les idées politiques et économiques fusaient. Les convives parlaient de sujets qui lui semblaient si lointains, presque irréels. Pourtant, elle savait que chacun attendait avec une certaine impatience ce que la jeune femme noire, simple employée, pourrait bien répondre.

     Prenant une grande inspiration, elle croisa brièvement le regard de Benedicto Boucarré, puis celui de Mathilde, avant de parler avec une douceur teintée de détermination :

« Ce que j’en pense ? Je pense que ces débats sont importants pour ceux qui ont le luxe d’en discuter. Mais pour beaucoup, les préoccupations sont bien plus simples. Ce sont les petites batailles du quotidien qui prennent toute la place. »

     Un silence pesant s’installa. Les convives semblaient à la fois surpris et décontenancés. La réponse de Ndi Go’o, simple et directe, les avait pris de court. Mathilde, elle, haussa légèrement un sourcil, intriguée.

     Puis, un murmure d'approbation traversa la table. La peau noire avait encore une fois fait sensation. Les conversations, un temps suspendues, reprirent de plus belle, mais cette fois, Ndi Go’o était au centre de toutes les discussions. Les invités ne parlaient plus que de la « fille noire », de son audace, de sa réponse.

     Mathilde Lavoyette, quant à elle, serra les dents, frustrée que son piège n’ait pas fonctionné. Elle avait espéré que la question humilie la jeune femme et nuise à sa réputation, mais c’était tout le contraire.

     Dans le tumulte des voix qui s’élevaient, Lavoyette se pencha discrètement vers Benedicto Boucarré, assis à sa gauche.

— Je veux vous voir demain, murmura-t-il d’un ton ferme.

     Boucarré hocha doucement la tête, le visage impassible, mais à l’intérieur, il exultait. Il s’était redressé, savourant ce moment. D’un geste assuré, il leva son verre en direction de Ndi Go’o, un sourire en coin.

     Mission accomplie. Il avait obtenu exactement ce qu'il était venu chercher ce soir.

     Mettre Lavoyette dans sa poche.

La peau noire Où les histoires vivent. Découvrez maintenant