Patte Givrée avait déjà décidé. Elle le savait, depuis quelques temps déjà. La fin était proche. Elle ne s'en effrayait pas, au contraire. Et pourtant, elle était mal à l'aise à l'idée de partir avec des secrets qui lui pesaient depuis des lunes. Il y en avait un en particulier qu'elle devait régler avant de partir. Un dernier secret à partager.
Ce midi-là, elle se dirigea vers Toile d'Araignée, qui discutait bruyamment avec Bois de Chêne près de la réserve de gibier. Il avait le droit de savoir.
"Toile d'Araignée, je peux te parler ? lui demanda-t-elle timidement.
- Euh, oui, tu peux. Désolé Bois de Chêne, discussion de famille !
- Pas de problème, je vois bien que je ne suis pas invité." fit le guerrier avec un air faussement vexé.
Patte Givrée entraina son frère à l'écart, loin des oreilles indiscrètes. Elle ne savait pas par où commencer, ni comment il allait réagir. Mais quelle importance ? Bientôt, elle ne serait plus de ce monde, et n'aura plus à subir les regards.
"Je dois te parler... de Pluie d'Épine. Il y a quelque chose que tu dois savoir sur elle, sur sa mort. Griffe de Chêne n'a jamais eu le temps de le dire, mais je pense... Que tu mérites de savoir.
- Je t'écoute." fit Toile d'Araignée, les yeux plissés, confus et intrigués.
Et Patte Givrée avoua tout. L'herbe à chat que Pluie d'Épine n'avait jamais pris, la portion qu'elle lui avait donnée. La raison de sa mort. Le fait qu'elle aurait pu survivre si Patte Givrée était morte à ce moment-là. Et même de Griffe de Chêne, qu'elle aurait pu sauver si elle n'avait pas raté son entraînement. À la fin de son récit, elle releva doucement la tête, guettant une réaction de son frère. Celui-ci ne semblait pas comprendre, resta un instant immobile. Allait-il se mettre en colère ? S'éloigner sans dire un mot ? Avait-elle réveillé des souvenirs douloureux ? Mais finalement, quand il prit la parole, ce fut avec une voix douce, sans tristesse, et en lui posant la queue sur l'épaule.
"Patte Givrée... Rien de tout ça n'est ta faute. Pluie d'Épine avait fait son choix, tu n'aurais pas pu lui faire changer d'avis. Tu es et resteras ma sœur, et aujourd'hui, je suis content que Pluie d'Épine ait fait ce choix. Je serai toujours là pour toi, pour te protéger, tu le sais."
Son ton était sincère, mais Patte Givrée frémit face à cette pitié déguisée. Elle n'avait jamais cherché le pardon, seulement la vérité. Ce qu'en pensait Toile d'Araignée lui était égal. Son estomac se noua alors qu'elle regardait son frère, son premier ami, le seul chat en qui elle avait encore confiance, alors qu'elle savait qu'elle ne le reverrait plus quand tout sera terminé. Une petite voix au fond d'elle se demandait s'il la pleurerait, mais une autre était rassurée de ne jamais le savoir.
"Il fallait que tu saches." fit-elle simplement en tournant les talons.
C'était fini. Presque mécaniquement, elle se dirigea vers sa deuxième mission de la journée, vers un endroit qu'elle n'avait plus vu depuis longtemps. Elle longea la pouponnière, vers un arbre dont les racines enfermaient de nombreux souvenirs. Ces racines entre lesquelles elle s'installait quand elle n'était encore qu'un chaton, loin des regards. Aujourd'hui, elle pouvait à peine y passer la tête. Il était difficile de croire qu'un jour, elle y faufilait tout son petit corps. Cet endroit faisait partie d'elle, de son passé, et aujourd'hui, elle venait y dire adieu.
Adieu la pouponnière, ce lieu où elle aurait dû trouver une forme de réconfort, une nouvelle famille. Cette tanière ne serait jamais la sienne, elle ne serait jamais une mère comme Aile Brisée et ses petits si parfaits. Elle n'avait que du dégoût pour eux.
Adieu la combe, la forêt, le territoire du Clan du Tonnerre, cet endroit qui l'avait vu naître, où elle avait vu tant de visages, tant de vies se croiser. Un endroit qui aurait dû être foyer, qui n'avait fait que lui rappeler ses faiblesses et ses échecs.
Adieu aux amis qu'elle n'avait jamais eus, à cette promesse de camaraderies qu'elle n'avait pas connue. Adieu Toile d'Araignée, son propre frère. Tout ce qu'elle avait fait ne comptait plus. Elle s'était battue, elle avait survécu, mais pour quoi ? Pour se retrouver ici, à souhaiter la fin ?
Adieu les jours où elle priait le Clan des Étoiles, mais qu'il n'avait jamais répondu. Adieu la vie de guerrière, les patrouilles interminables qui ne servent qu'à occuper la journée des chats fainéants. Adieu les regards de pitié, les félicitations qui lui donnent la nausée, les sourires qui lui brûlent la peau.
Adieu les guerriers qui voient de l'honneur dans le fait de se battre car tel ou tel arbre leur appartient. Adieu les apprentis qui admirent celui qui sera le plus cruel. Adieu ce monde où l'on est soit dominant, soit noyé. Écrasant ou écrasé. Battu et silencieux, ou bien cruel mais victorieux.
Adieu les rêves de bonheur, ce mensonge, cette illusion à laquelle les autres s'accrochaient désespérément. Elle ne voulait plus y croire. Elle n'avait plus la force de croire à quoi que ce soit.
Et surtout, adieu la peur. La peur d'abandonner son frère, la peur de l'inconnu, la peur de l'échec, la peur de mourir. Tout cela lui semblait soudain si dérisoire. Vivre était bien plus terrifiant que mourir.
Elle était fatiguée. Fatiguée de combattre des ennemis invisibles, de marcher à travers un champ de ronces les yeux fermés. Chaque jour depuis Faucon, elle s'était éloignée un peu plus de celle qu'elle avait été, laissant derrière elle l'ombre d'une guerrière qui n'existait plus. Une ombre qui la poursuivait, qui devenait plus lourde, plus oppressante.
Avant de revenir dans la pouponnière, Patte Givrée s'arrêta près d'un petit trou qu'elle avait creusé, dans lequel elle enterrait la nourriture qu'on lui apportait et les remèdes qu'elle ne prenait pas. Combien de temps peut survivre un chat sans manger, sans boire ? Elle le saurait probablement bientôt. Si seulement Aile Brisée n'était pas toujours là à vérifier qu'elle mange bien... De quoi se mêlait-elle ? Personne ne la forçait à mourir, alors pourquoi essayait-elle de forcer Patte Givrée à vivre ? De faire vivre des malédictions qui n'apporteront rien de bien de naître ?
Car oui, ces chatons étaient maudits. S'ils naissent, ils deviendront probablement des chats fous, sanguinaires, et mèneront le Clan du Tonnerre à sa perte. Ils deviendront comme Faucon. Comme Moustique. Comme Griffe de Chêne. Comme tous ces mâles qui se pensent libres d'agir comme ils le souhaitent, sans se préoccuper des conséquences sur les autres. Qui pensent dominer la forêt alors que le moindre arbre tombé peut les détruire. Qui se disent un clan alors qu'au fond, chacun cherche à prouver qu'il est meilleur qu'un autre.
Quand enfin, Patte Givrée se sentit libérée de tous les poids qu'elle gardait pour elle depuis trop longtemps, elle se décida à retourner dans son nid, à revenir à l'intérieur de la pouponnière. Cette tanière qui avait vu son début, et qui verrait sa fin.
Cette tanière dont elle ne sortirait jamais.

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Innocence
ParanormalComment continuer à avancer alors que tout semble perdu ? Au Clan du Tonnerre, une jeune chatte grandit dans l'ombre de son propre clan, luttant pour trouver sa place. De nature discrète, elle préfère de loin l'ombre rassurante de sa mère plutôt que...