Sacrilège - 2

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Le corps du dragon était recroquevillé dans le ravin. Il était petit pour sa race, trois mètres de la tête à la queue tout au plus, un peu plus de deux mètres de hauteur. C'était un de ceux que les humains appellent les ailes-de-nuages ou, lorsqu'ils veulent se montrer méprisants, les chauves-souris : ses ailes immenses étaient deux fois plus grandes que son corps, souples et musclées, et lui servaient davantage de bras que ses très courtes pattes avant. De son vivant, il avait dû être un dieu du ciel, saisissant les oiseaux en vol avant qu'ils ne s'aperçoivent de leur malheur, effrayant tous les êtres cloués au sol qui se retrouvaient prisonniers de son ombre géante.

A présent, ses ailes étaient froissées comme un vieux sac de cuir, ses os brisés. Son long cou avait été percé de part en part. Ses flancs portaient la trace de multiples coups tranchants qui avaient brisés les écailles. Le coup mortel avait été porté au ventre, là où la peau était la moins épaisse. L'assassin connaissait son affaire.

C'est moi qui ai découvert le corps. Je dois bien avouer que sur le moment, je n'ai même pas compris ce que je regardais. S'il y avait une chose que j'avais appris sur les dragons, depuis les deux ans que je vivais à Kenjara, c'est bien qu'ils étaient éternels.

Les pauvres restes de l'ailes-de-nuages réduisirent à néant ma foi en ces seigneurs du ciel.

Je suis resté quelques instants stupide devant ce spectacle, tandis que mon pauvre cerveau tentait laborieusement d'admettre ce que mes yeux voyaient, et de transformer cet amas étrange de chairs, de cuir, de sang et d'écailles en un tout cohérent et compréhensible. Difficile. Même lorsque je su ce que je voyais, je ne parvins pas à y croire. Je me suis approché, glissant sous les arbres jusqu'à atteindre le ravin, persuadé d'être le jouet d'une illusion d'optique et de déranger d'un instant à l'autre un dragon bien vivant. Mais non. Les traces sombres qui maculaient ses écailles naturellement claires n'étaient pas dûes à des ombres qui auraient joué sur mon imagination. C'était bel et bien du sang, des chairs à nu, des viscères. J'ai tendu le bras pour toucher la créature. J'ai retenu mon geste au tout dernier moment. Moi qui, par mon métier, avait si souvent touché, lavé, frotté, poli les écailles de dragons de tous types, je n'aurais même pas pu effleurer celui-là.

Je levais la tête. Je n'étais pas si loin de l'auberge, j'apercevais l'un des murs de pierre au-dessus de moi. Mais c'était l'arrière du bâtiment. Personne ne passerai pas ici avant un long moment. J'étais seul, et il fallait que je trouve moi-même quoi faire. Je n'arrivais plus à bouger. Toutes mes pensées étaient envahies par le mot "impossible". Impossible, impossible, impossible, impossible...

Je devais aller chercher du secours, prévenir quelqu'un. J'ai pensé aussi faire comme si de rien n'était et repartir comme j'étais venu. Mais j'avais laissé mes traces dans la boue du ravin. Saurait-on que c'était moi ? Peut-être que personne ne serait en mesure de le deviner. Peut-être que ce serait le cas. Autant être honnête et aller moi-même prévenir ce qui tient lieu d'autorité à Kenjara : plus vite on s'occuperait de cette affaire, plus vite je pourrais retourner aux miennes et oublier l'horrible spectacle dont j'étais témoin. Je suis donc rentré à l'auberge le plus vite possible. J'étais devenu étrangement calme, capable de réfléchir froidement, pensant à marquer mon chemin pour être sûr de retrouver facilement l'endroit.

Mes réflexions ne portaient pas particulièrement sur la mort de l'ailes-de-nuages. Bien que je sois incapable d'imaginer qui avait bien pu le tuer et pourquoi, ça me préoccupais moins que de trouver à qui je pouvais bien en parler.

L'auberge, comme d'habitude, était une véritable ruche. Nous n'avions pourtant que trois dragons sur place, ce qui était peu pour un point-relais aussi important que le nôtre. Deux d'entre eux attendaient qu'on leur apporte leur repas, allongés de tout leur long sur les pierres chauffées de la cour Est. Le dernier profitait de l'eau de la cour Ouest pour se rincer de la poussière du voyage. Mais les servants de l'auberge étaient tous très occupés : dépecer et cuire les boeufs entiers, entasser les réserves de bois qui serviront à chauffer toutes les cours et l'infirmerie, réparer les armures et protèges-griffes d'acier malmenés par une bataille ou une autre, laver et brosser les écailles des dragons... Sans oublier, bien qu'ils soient plus faciles à satisfaire, une vingtaines de clients humains. Je suis resté quelques instants sur le seuil de l'immense salle commune, ne parvenant pas à me décider à entrer et annoncer ma nouvelle. Me voyant de retour, une servante me demanda de venir l'aider, puis ses yeux remontèrent jusqu'à mon visage et elle compris que quelque chose n'allait pas.

"Loc ? m'appela-t-elle gentiment. Loc, qu'est-ce qui se passe ? On dirait qu'on vient de te voler ton ombre !

_ Je...

Une autre servante me poussa en bougonnant que je gênais le passage. Sans répondre à la première, je me laissait repousser dans la cour principale, où un nouveau client dragon arrivait. C'était un grand Terre-Feu aux écailles rouge sombre et aux yeux d'or. Nos regards se croisèrent. Et cela suffit. Les dragons ne lisent pas dans les pensées des humains, mais ils savent lire dans nos gestes et nos expressions avant tant de facilité que c'est inutile. Il me dit seulement :

_ Raconte.

Sa voix de tonnerre remplissait tout l'espace. Surpris, les humains qui ne m'avaient pas remarqués se tournèrent tous vers moi, tentant de comprendre qui j'étais et ce que j'avais de spécial. J'obéis avant de pouvoir imaginer lui cacher quelque chose.

_ Un dragon mort. Il y a un dragon mort dans la forêt, derrière l'auberge. Dans un ravin.

Tous les humains se mirent à crier et à parler en même temps, certains commencèrent à partir pour voir alors qu'ils ne connaissaient pas l'emplacement exact. Le Terre-Feu lança un bref jet de flammes au sol, qui laissa une trace noire de brûlure sur le sol dallé. Cela suffit à ramener tout le monde au calme.

_ Conduis-moi.

J'avais peur. Lorsque je cherchais quelqu'un à prévenir, c'était surtout pour avoir un autre humain qui s'interposerait entre moi et un dragon apprenant la mort d'un autre dragon. Si jamais celui-ci, furieux, décidait de se venger de la mort de son congénère en nous réduisant tous en cendres, aucun de nous ne pourrait se défendre. Il y avait pourtant une dizaine de servants et quelques clients humains qui nous emboîtèrent le pas sans hésiter.

Je retrouvais facilement l'endroit. La vue du dragon mort me donna des frissons. Plus que jamais je me sentais face à un véritable sacrilège.

Le Terre-Feu était beaucoup plus gros que l'ailes-de-nuages et il cassa des branches et de jeunes arbres en s'avançant vers l'autre dragon. Il le flaira, puis, avec une délicatesse extraordinaire,il prit le corps sans vie entre ses griffes et le serra contre lui. Après quoi il recula, cherchant assez d'espace au-dessus de lui, et s'envola sans une explication.


Kenjara - les enquêtes de Loc ReyisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant