Maudits - 6

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Après quoi il revint vers moi et m'expliqua gravement :

‒ Il faut très vite que vous arriviez à arrêter le sorcier assassin. Avant la nuit. Nous sommes encore dans la période néfaste et il va tuer à nouveau pour terminer de nous anéantir.

‒ On nous a parlé de deux meurtres. Il a tué quelqu'un d'autre depuis que vous avez lancé l'alerte ?

‒ Non, pas encore, mais nous voyons les effets de sa malédiction. Le grain a pourri dans nos greniers ! Nous avons eu tant de mal à faire pousser quelque chose sur ces terres trop chaudes, et le voilà perdu ! Sans oublier les rats, et la vermine ! Nous n'avons plus que notre bétail, et nos enfants. Deux sacrifices encore, et il les aura détruit aussi.

‒ Mais pourquoi est-ce qu'on voudrait maudire tout un village ?

‒ Qui sait ? Nous avons toujours été haïs.

Il fixait le feu et semblait plus flamboyant, dans sa colère, que le pâle brandon pourrait jamais l'être. Je savais que les tzérans n'avaient jamais rendu les coups, préférant la fuite, pour des raisons liés à leur philosophie. Philosophie qui m'avait toujours parue trop complexe pour que je m'y aventure auprès des quelques tzérans que j'avais connus.

Mais ce n'étaient que des êtres humains, et ils avaient leurs limites. Être frappés aussi fort, collectivement, sans sommation, sans autre lieu où fuir alors qu'ils étaient venu si loin, devait les pousser dans leurs derniers retranchements.

‒ Parlez-moi des meurtres. Que s'est-il passé exactement ?

‒ Le sorcier a tué Ten, un bon chevrier, dans la montagne. Il lui a fracassé le crâne avec une pierre. On l'a retrouvé dans la rivière, près de la chute d'eau. Après quoi, nous avons été plus prudents. Mais il a frappé à nouveau, et cette fois, dans notre propre village, en pleine nuit ! Nous nous étions barricadés, mais Uya est sortie pour se soulager, et n'est jamais revenue. Lorsque son mari Lerren est sorti la chercher, elle était morte, laissée sur le sol comme un cadavre d'animal, vidée de son sang. Il a donné l'alerte tout de suite, on a allumé les torches et fouillé tout le village, mais nous n'avons trouvé personne, et les guetteurs n'ont rien vu. C'est pourquoi... c'est pourquoi je pense que le sorcier est parmi nous. L'un de mes propres villageois. Quelqu'un a offert son âme au démon.

‒ Quand est-ce que ça s'est passé, exactement ? Commençons par le premier meurtre.

‒ Il y a six jours.

‒ A quel moment de la journée ?

‒ Je l'ignore. Ten est parti comme tous les matins, d'après sa famille. Le soir, il ne rentrait pas, et ses enfants sont allés le chercher. Ils l'ont trouvé mort.

‒ Donc, on est sûr qu'il a été tué pendant la journée ? Pourquoi êtes-vous certain que le sorcier frappera à nouveau pendant la nuit ?

‒ Parce que les pouvoirs magiques sont bien plus puissants la nuit, surtout les nuits néfastes comme celles que nous traversons !

Je regardai Aïna derrière l'épaule du chef, lui lançant un regard interrogatif. Elle me répondit en roulant des yeux, l'air exaspérée. Je poursuivis mon interrogatoire :

‒ Et pour Uya ? Quand est-ce arrivé ?

‒ Une nuit et un jour après Ten. Nous pensions que l'ennemi venait de l'extérieur, et qu'avec la palissade bien fermée nous serions à l'abri. Nous n'avions pas encore installé des feux dehors. Personne n'a rien vu ni entendu. C'est pour ça que nous savons que c'est l'un des nôtres. Et c'est sans doute l'un des fils de Dern, Drat ou Keret, deux frères qui vivent à l'écart des autres, deux mauvaises graines qui remettent sans cesse en cause mon autorité et nos traditions !

‒ C'est ce que nous allons voir. Ne vous en faites pas. Et la malédiction ? Quand est-ce que tout a commencé ?

‒ La malchance nous poursuit sans relâche depuis que nous nous sommes installés dans ce pays ! Le sol est trop rocheux, il fait trop chaud pour cette altitude, il y a trop d'humidité, on est envahi de toutes sortes de miasmes et rien ne pousse. Nos bêtes tombent malades ou se blessent, nos maisons s'écroulent car nos planches pourrissent ! Il n'y a rien de bon à tirer de cette terre. On nous a donné un terrain imprégné de malchance.

‒ Qu'est-ce qui s'est passé de différent, à partir des meurtres ? Qu'est-ce qui vous a fait penser à une malédiction et pas à la suite de cette malchance ?

‒ Je vous l'ai dit. Le grain a pourri et les rats sont venus. Nous avons perdu ce que nous avons mis une année à bâtir, et si nous le laissons faire, nous perdrons tout.

Aïna intervint d'un discret :

‒ S'il vous plait...

Le chef se tourna vers elle sans hésiter. Elle bafouilla un peu avant de se lancer. Je lui fis signe de se jeter à l'eau : c'était elle l'experte, ce n'était pas le moment d'être timide.

‒ Pouvez-vous me dire comment Ten et Uya ont été tués, exactement ?

‒ Pourquoi ?

‒ La méthode compte beaucoup dans un rituel magique.

‒ Et bien, Ten a été frappé par une pierre. Ici et là." dit-il en montrant sa nuque, puis un point entre son front et sa tempe. Il ajouta : "Mais peut-être qu'il s'est aussi cogné sur les pierres quand il est tombé au sol. Quand on l'a retrouvé, il était très meurtri. Il a sûrement été roulé par la rivière et a frappé de nombreux rochers avant d'être arrêté.

‒ Pas d'entaille ? Aucune blessure qui ressemble à un coup de couteau ? Ou n'importe quelle autre lame ?

‒ Je ne sais pas. Nous n'avons pas cherché aussi loin. Il était mort, et nous avons retrouvé son sang sur les pierres près de la chute d'eau, et le corps un peu plus loin. Mais Uya, elle, a été tuée par un couteau. On lui a tranché la gorge. Comme ça.

A nouveau, il montra sur son propre corps l'emplacement de la blessure. Le sommet de la gorge, en pleine trachée : rien qui distinguait ce meurtre de n'importe quel assassinat crapuleux perpétré dans une ruelle mal famée. J'étais un peu déçu par le manque de flamboyance du geste - et me reprochai aussitôt mon manque de sympathie. Un homme et une femme étaient morts à cause de la soif de pouvoir d'un membre de leur propre village, c'était déjà suffisamment grave comme ça.

Je voyais Aïna froncer les sourcils, elle semblait contrariée par quelque chose dans ce récit. Finalement elle demanda :

‒ Je vais avoir besoin de rencontrer chaque membre du village. Je vais utiliser un objet magique. Quand il touchera quelqu'un qui a pratiqué de la magie noire, il réagira immédiatement. Vous pouvez les faire tous venir, et veiller à ce qu'on n'oublie personne ? Si jamais les sorciers sont deux, il ne faut surtout pas que l'un nous échappe pendant que nous arrêtons l'autre.

Eyr hocha vigoureusement la tête et semblait prêt à donner à nouveau une vigoureuse accolade à l'alchimiste. Au lieu de quoi il se leva en s'exclamant :

‒ Je vais les faire venir ici, attendez moi !

‒ Non ! Heu, s'il vous plait, je crois que ça serait mieux qu'on fasse ça dehors, au grand jour. On y verra plus clair.

Il sembla approuver et sortit en précisant à Aïna qu'il l'appellerait dès que tout serait prêt. Nous étions donc bien sensés rester coincés dans cette cabane lugubre - et humide, il n'avait pas tort sur ce point.




Kenjara - les enquêtes de Loc ReyisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant