Pour la Moisson - 8

31 11 3
                                    

La naïveté du than passait les bornes de la stupidité. Il avait laissé un autre prêtre seul, dans un port libre, avec l'or de leur communauté. Peut-être qu'on l'avait agressé pour le voler. Plus vraisemblablement, l'autre avait tout dépensé en vin et en prostituées, ou avait carrément profité de l'occasion pour déserter définitivement. Après avoir grandi dans les îles du Vent, n'importe quel bouge a des allures de paradis.

— Tu n'as pas eu peur qu'on l'ait attaqué, pour le voler par exemple ?

— Qui oserait s'en prendre à un homme de Berenn ?

— A Torchevive ? N'importe qui. Tu n'as pas cherché, posé des questions, prévenu la garde ?

— Non. Je l'ai attendu, comme il me l'avait demandé.

En entendant ça, je repensai à tous ceux qui m'avaient accusé d'inventer lorsque je leur décrivais le degré d'idiotie congénitale des Ok-Berenn. Je veux bien qu'ils soient élevés dans de petites communautés loin du monde, sur d'horribles îlots battus par les flots et le vent, mais des conditions de vie rudes n'expliquent pas tout.

Avec un soupir, je lui fis signe de poursuivre son récit, que je traduisais à mi-voix pour Uchen et Aïna. Faute de place, ils étaient installés dans mon dos et je ne distinguai pas leurs visages, mais je savais qu'ils étaient aussi atterrés que moi d'entendre cette histoire.

Le than enchaîna :

— J'avais peur que nous nous rations encore. Il savait mieux que moi quoi faire, et il avait demandé d'attendre à l'auberge. J'ai attendu trois jours. Ensuite, des gens sont venus demander des choses, ils ne parlaient pas la langue et je n'ai pas compris ce qu'ils voulaient. Ils criaient très fort. Ils ont fouillé toutes mes affaires, pris mes provisions, mon couteau et mon manteau aussi, et m'ont forcé à sortir. Après, ils ne m'ont plus laissé entrer. J'ai pensé que Berenn plaçait une épreuve sur mes pas et j'étais très exalté de la franchir. J'ai médité longtemps pour comprendre ce qu'il attendait de moi.

Berenn, je ne le savais pas, mais les aubergistes attendaient manifestement qu'il paie sa chambre. Je ne comprenais pas que Raemic ne lui ait même pas expliqué ça.

— Et ensuite ? Tu as cherché Raemic ?

— Non. J'ai pensé qu'il fallait que je rentre par mes propres moyens, que c'était mon épreuve. Une grande épreuve, car le voyage est long et semé d'embûches. Alors je me suis mis en route. J'ai beaucoup marché et beaucoup prié. J'ai mendié pour manger. Je ne voulais pas revendre les livres qu'on m'a confiés. Ils sont pour la paroisse. Et Berenn m'a béni en mettant sur ma route un mécréant malade, souffrant de la fièvre. Je l'ai soigné de mon mieux, et à sa mort son or m'a permis de payer un guide, qui m'a amené plus loin, dans un village près d'une rivière, et j'ai payé un autre guide qui m'a amené ici.

— Mais... tu sais que tu es à Kenjara ? Dans le pays des dragons ?

— Ah bon, nous y sommes ? J'ai essayé tous les noms de lieu que je connaissais, mais personne ne comprenait, à part "Kenjara". Je me suis dit que Berenn a dû juger bon que je passe par là, et c'est la route que j'ai continué à indiquer.

— Mais comment est-ce que tu comptais rentrer aux îles du Vent en passant par Kenjara ? Les îles sont au nord, la partie la plus au nord du monde humain, tellement au nord qu'on pourrait se cogner contre le bord du monde si on va trop loin ! Dans l'océan ! Ce sont des îles au nord ! Qu'est-ce que tu fiches dans des montagnes, à l'OUEST !

Je dû arrêter avant de lui hurler dessus. Mon unique main en tremblait de frustration, tant j'aurais voulu lui faire rentrer un peu de bon sens dans le crâne en le secouant jusqu'à ce que la bouillie qui lui servait de cervelle se remette à l'endroit. Comment cet abruti avait-il pu rester en vie si longtemps ?

Kenjara - les enquêtes de Loc ReyisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant