Pour la Moisson - 10

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Au final, je ne lui ai pas fait très mal. Ce qui n'avait pas réellement d'importance. En sortant de mes gonds, j'avais montré que je n'étais pas capable de me contrôler face à lui, donc qu'on ne pouvait pas se fier à mon analyse de ses propos.

Même si Uchen se montra très compréhensif et me gratifia d'une affectueuse tape sur l'épaule - toute en retenue cette fois-ci - il était évident pour tous que personne ne prendrait au sérieux mon hypothèse selon laquelle le than nous mentait depuis le début. Moi-même je n'avais que mon intuition à me mettre sous la dent. Et à ruminer pour les longs prochains jours.

Aïna était restée extrêmement silencieuse durant ce premier interrogatoire et n'avait pas émis le moindre avis lorsque nous étions sortis de la salle. Elle avait simplement demandé, d'une voix calme, si nous pouvions prendre un moment tous les deux pour refaire le point avant d'élaborer la suite des évènements. Ce qui voulait dire qu'elle avait des choses très importantes à me dire et qu'elle voulait que celles-ci restent entre nous.


Lorsque je la suivis jusqu'à la chambre qui lui avait été attribuée dans l'auberge, je m'attendais à de lourds reproches. Au lieu de quoi elle attaqua directement par :

" Je pense qu'on devrait aller sur place avant de continuer les interrogatoires. Nous perdons du temps ici.

— Pourquoi ? Il n'y a rien de plus simple qu'un refuge, et celui-ci a quasiment été démonté par la garde. Il n'y a aucune raison de...

— Lorsqu'on nous a décrit ce qui s'est passé, j'avais complètement négligé le manque de lumière, et tu as eu raison de l'interroger sur les positions de chacun. Il va falloir qu'on établisse une carte précise de leurs allers et venues. Et c'est sur ce point que le voleur a le plus de chance de se trahir, en mentant sur ses déplacements parce qu'il fera trop confiance à la simplicité des lieux. Peu importe qu'il n'ait que quatre murs, ce refuge contenait huit personnes et trois bêtes, chacun a pris ses habitudes, ses coins, son espace. On va tout mesurer et déterminer très précisément ce qui s'est passé pendant ces trois jours.

Je réfléchis. La méthode pouvait se tenter, et je savais Aïna largement assez méticuleuse pour y parvenir - dans son métier où une différence d'un huitième d'angle peut faire échouer un cercle de protection, on estime que tracer des plans est un passe-temps amusant.

Et même si le coupable ne se trahissait pas ainsi, ça aurait au moins le mérite de le surprendre. Nous recherchions quelqu'un qui ne se laissait pas intimider par la présence de l'armée et d'Isadora, ni par l'imposant Uchen. Un interrogatoire minutieux d'Aïna pouvait le prendre à contre-pied. Et voir de mes yeux les lieux du vol me permettrait également de mieux visualiser ce que les suspects me décriraient.

J'approuvai donc :

— Tu as raison, c'est la meilleure manière de s'y prendre. Allons-y tout de suite, on devrait pouvoir faire l'aller et retour avant la nuit, on enchaînera sur les interrogatoires ensuite.

— Si besoin, il faudra retourner voir ce than, Loc.

Il me semblait bien qu'elle avait une raison de me parler à part. Les reproches commençaient.

— Je sais. Et je suis même prêt à commencer par lui si tu veux. Je suis certain que ce type nous ment, Aïna, il nous mène en bateau et ça l'amuse comme un petit fou. J'ai hâte qu'on puisse le coincer.

— Doucement, Loc... on n'arrivera à rien de bon si on reste bloqué sur une seule piste, tu le sais bien.

— Mais ça ne nous empêche pas d'y réfléchir, non ? Si c'est seulement un arnaqueur, on devrait pouvoir retrouver sa trace à Torchevive ou dans la zone libre, et si c'est un espion qui cherche à attaquer Kenjara, les Libellules pourraient...

— On va en parler aux Libellules, si tu veux. Mais tu crois vraiment qu'elles ont attendu de comprendre sa langue pour essayer de récupérer tout ce qu'elles ont à son sujet ? Avec sa couleur si blanche, il ne passe pas du tout inaperçu.

— Pas forcément. Il pourrait se teindre les cheveux et être juste un type un peu pâle. Et même se maquiller. Et revenir à la normale pour les longs voyages en compagnie, quand il ne craint plus rien.

— Et se faire remarquer un maximum en priant à tout bout de champ et en refusant de parler aux gens qui l'entourent ?

— Ça l'amuse. Je suis sûr que ça l'amuse. Il se croit plus intelligent que nous.

— Loc. Ça suffit. Écoute-moi.

Je grimaçai. Lorsqu'elle avait commencé à parler du than, elle avait adopté un ton bien plus doux qu'à son habitude, sans doute inquiète d'appuyer sur mes blessures intérieures. Et voyant que je n'étais pas décidé à me comporter de façon raisonnable, elle passait à la voix autoritaire de la grande sœur. Ce qui voulait dire qu'elle était à bout de patience - et très inquiète. Elle poursuivit :

— Je sais que c'est difficile pour toi d'enquêter sur cet homme en étant neutre, et je ne vais pas te le demander. Je te demande seulement de rester concentré sur l'enquête et d'envisager toutes les possibilités. De mon coté, et je pense que c'est pareil pour tous les allianceux, on va aussi envisager toutes les possibilités, et je te promet qu'aucun indice impliquant le than ne sera ignoré.

Un silence. Je compris qu'elle attendait que j'acquiesce, mais je ne parvins pas à me décider. Elle retenta la voix douce :

— S'il te plait. Faisons un marché. Tant qu'on est en train d'enquêter sur les autres, tu te concentres sur les autres. Et quand on enquête sur le than, je ne remettrais plus en cause ce que tu vois ou comprends de la situation. On n'aurait pas dû te contredire devant lui. Je regrette.

Je dois avouer que je ne m'attendais pas à cet aveu. Fébrile, je demandais :

— Alors, tu me crois ?

— Je n'en sais rien. C'est possible que tu ais raison, qu'il se moque de nous et comprenne très bien l'arcien. Et il peut nous mentir en étant ou n'étant pas le voleur. Ou il peut être réellement l'imbécile béni de son dieu qu'il prétend être et tu as interprété un rictus sur son visage comme un sourire coupable. Je n'en sais rien, Loc, vraiment rien. Je veux juste être rigoureuse pour être sûre de ne pas être bernée par le vrai coupable parce que je poursuis une chimère. Mais nous devons montrer un front uni devant les suspects et je n'ai pas suivi cette règle, c'est pour ça que je te promets que je ne le ferai plus.

— Bien. Du moment que tu gardes en tête qu'il est peut-être notre coupable, je pense qu'on a l'essentiel. Et je vais faire un effort pour ne pas tout ramener à lui. Comme tu dis, il peut mentir sans être le voleur... Ou avoir un complice.

— C'est vrai. Ils peuvent même être plusieurs complices... Tout ça ne va pas nous faciliter la tâche, j'en ai peur."

Nous partîmes immédiatement, prenant juste le temps de prévenir Uchen et de demander à quelqu'un de nous accompagner. Un jeune soldat, habituellement en garnison à la Corne Brisée et connaissant bien le coin, se porta volontaire et nous guida jusqu'au refuge.



Kenjara - les enquêtes de Loc ReyisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant