La Tour Blanche - 9

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Ijja finit par cesser de se frotter les yeux et regarder autour d'elle. On aurait dit qu'une peau bleue translucide les recouvrait. Elle me regarda et s'exclama :

— Loc ! Tu... tu brilles !

— Comment ça, je brille ?

— Tu as l'air... Comme si tu t'étais roulé dans la poussière d'or ? Mais avec de l'argent... et que tu étais éclairé par le soleil de midi... C'est bizarre, ça ressemble un peu à ce qu'on voyait dans le triangle de détection quand on regardait la Tour, mais pas complètement... Comme si c'était...

Elle me posa la main sur la tête, bien trop fort, comme si elle tentait de toucher directement l'intérieur de mon crâne.

— C'est ça, je vois ta peau, mais ce qui brille est à l'intérieur... c'est beau...

— Mais c'est sans doute une mauvaise idée d'essayer de le récupérer !

— Oui, bien sûr... Mais du coup, Jilom avait raison, tu avais sans doute des elfes ou des trucs comme ça dans tes ancêtres ! Loc, ça a marché !

— Parfait ! Qu'est-ce que tu vois d'autre ? On a une piste quelque part ?

Elle scruta l'horizon, méticuleusement. Son regard s'arrêta sur la prairie de hautes herbes noires qui s'étendait au loin. Elle hocha la tête et dégaina son épée avant de s'avancer vers sa cible, silencieuse et menaçante comme une panthère.

Je la suivis à distance respectueuse, le coeur battant. Jamais je n'aurais cru que nous irions au combat ! Après tout, même s'ils n'étaient pas humains, les voleurs pouvaient sûrement être ouverts à la négociation, non ? Au moins Jilom nous suivit sans hésiter. Il semblait même ravi de participer à l'aventure. À défaut d'être offensives, ses ombres pourraient nous tirer d'affaire si les choses tournaient mal.

Ijja s'arrêta à l'orée de la prairie. Les herbes lui arrivaient à la taille, tout comme Jilom, mais elle ne se précipita pas. Elle lança à la ronde :

— Montrez-vous ! Je peux vous voir à travers les herbes ! Nous ne vous voulons pas de mal, nous voulons juste vous poser des questions !

Elle aurait sans doute été plus convaincante sans l'épée. Mais je ne m'attendais pas à ce qu'un rire lui réponde, un rire léger, presque enfantin, doux comme une brise d'été, plus proche du souvenir que du son, comme si nous l'entendions du fin fond d'un rêve. Ijja redressa son arme et dit :

— Montrez-vous ! Sans quoi c'est moi qui viendrai vous chercher !

Elle se tourna vers moi :

— Loc, demande à Jilom si c'est dangereux de marcher là-dedans.

Je fis de mon mieux, mais il se contenta de hausser les épaules sans que je sache s'il n'avait pas compris, s'il ne savait pas ou s'il estimait que ce n'était pas dangereux.

Ijja se décida :

Elle s'enfonça résolument dans les hautes herbes, guidée des lumières qu'elle seule pouvait distinguer. Jilom la suivit sans hésiter, et j'en fis autant. Ces herbes ne me disaient rien qui vaille, elles ne gardaient aucune trace de notre passage, aucune piste. Au contraire, elles étaient souples et résistantes comme des cheveux et se redressaient derrière nous au fur et à mesure de notre avancée. Je ne quittais pas des yeux le dos de Ijja, sa natte blonde dansant entre ses omoplates tandis qu'elle avançait vers sa cible. Le temps semblait s'étirer, le goût piquant de l'air de ce monde devint plus amer, se concentrer devenait de plus en plus difficile. Ijja ralenti, puis se mit à courir. Je lui emboitais le pas de mon mieux et l'appelai en lui demandant ce qui se passait. Elle m'ignora.

Sans que je comprenne comment, je me retrouvai à sa gauche, alors que je courais derrière elle. Je vis son profil concentré et l'appelai encore. Elle tourna la tête sur sa droite et tenta de rejoindre un autre point. J'entendis la voix de Jilom, que j'avais dépassé, mais qui était devant moi. Il semblait inquiet à présent et nous faisait de grands signes, mais il ne nous conseillait pas de sortir des herbes, au contraire, il répétait "Vers le centre ! Vers le centre !".

Le centre de cette marée d'herbe était encore loin et je n'aimais pas du tout ce qui nous arrivait. Je criais, en arcien et en dhzarak : "Rassemblement !". Mais le temps de tourner la tête vers Ijja pour voir si elle avait entendu, elle avait disparu.

Je tournai sur moi-même, désespéré. Si elle était blessée et à terre dans cette prairie, jamais nous ne pourrions la retrouver. À part Dim, qui nous avait lancé ce sort d'identification... Savait-il ce que nous risquions de trouver, dans les entrailles de la Tour ? Les deux mages allaient-ils le laisser entrer ?

Il fallait sortir de là de toute urgence et lancer l'alerte. Je choisis une roche, au-delà de l'herbe, qui ferait un point de repère bien reconnaissable, et marchai dans sa direction, concentré sur mon objectif. Je vis alors Jilom, droit devant moi, me tournant le dos. Il s'arrêta net et tourna sa tête vers moi, un sourire grimaçant sur le visage. Était-il possédé, ou n'était-ce qu'une illusion ? Quoi qu'il en soit il m'avait fait quitter des yeux mon rocher, et lorsque je le recherchai à nouveau, il était à ma gauche.

Je choisis d'ignorer l'apprenti et de persévérer dans ma méthode : les créatures pouvaient facilement nous égarer et nous faire perdre tout repère, mais les objets hors des herbes semblaient à l'abri de leur pouvoir. Si seulement j'arrivais à sortir, après je pourrais revenir avec du renfort et sauver Ijja...

Les illusions se poursuivaient, je voyais apparaitre Jilom par endroit, j'entendais un rire dément résonner, roulant aléatoirement d'un bord à l'autre de la prairie. Je fis de mon mieux pour ignorer tout ça et ne surtout pas quitter des yeux mon but. J'avais même peur de cligner des yeux. Ne pas lâcher, ne pas lâcher...

Je hurlai en sentant une main sur mon épaule, mais c'était Ijja, qui me dit :

— Enfin je te retrouve ! Viens, c'est par là. Ne lâche surtout pas ma main, d'accord ? Il se passe des choses pas nettes par ici.

Soulagé, je lui tins la main, tandis que de l'autre elle brandissait toujours son épée, n'hésitant pas à tailler les herbes pour mieux se frayer un chemin. Je demandais :

— Et Jilom ?

— S'il a deux sous de jugeote, il s'est sauvé ! En tous cas je ne l'ai plus vu.

— Moi si, mais je ne crois pas que ce soit vraiment lui...

Tout en parlant, je guettai toujours, au loin, les rochers qui entouraient la prairie. Bien que nous allions en ligne droite, ils bougeaient.

Je tirais sur le bras d'Ijja en lui criant :

— Attends ! Ils nous égarent ! Garde tes repères avec les cailloux qui sont à l'extérieur des herbes, regarde, ils bougent !

— Une illusion. Je sais où sont ces salopards, suis-moi !

— Attends !

Je me débattis, ma main semblant soudain prisonnière d'une poigne de fer. Ijja me regardait avec des yeux froids, puis se remit à me tirer, cette fois sans égard pour mon bras ni mon épaule qui semblaient sur le point de se disloquer. Loin devant moi, elle me regardait pourtant par-dessus son épaule, le visage tordu par le même sourire grimaçant que j'avais vu sur Jilom.

Rompre une illusion. Je n'avais sur moi que trois parchemins permettant de rompre une illusion, et jamais je ne pourrais les attraper alors que mon unique main était prisonnière de cette chose. Je criais :

— Qui êtes-vous ? Nous voulons simplement vous parler !

La fausse Ijja me lâcha et éclata d'un rire dément, qui se mit à rouler autour de nous, animé d'une vie propre. Je me mis à farfouiller dans mon sac. Même un parchemin de feu pourrait suffire à me tirer d'affaire, si seulement elle me laissait quelques secondes...

Je sortis un parchemin que je brandis devant la créature. Le rire nous rattrapa tandis que je vis l'artefact fondre et me couler de la main. J'amorçai le geste de courir. Puis tout devint noir.

Kenjara - les enquêtes de Loc ReyisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant