Pour la Moisson - 9

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Las, j'avais au moins la satisfaction de pouvoir terminer rapidement cet interrogatoire et demandai par acquis de conscience :

— As-tu vu qui que ce soit toucher aux affaires d'un autre ?

— L'homme qui chante a bougé plusieurs fois la nuit. J'ai entendu des bruits de tissus. Mais je ne crois pas qu'il ait volé. Il y avait d'autres personnes qui ne dormaient pas, elles chuchotaient.

— Tu as entendu du mouvement, d'accord. Mais vu ?

— Je ne me rappelle de rien qui ressemble à un vol. Mais je n'ai pas fait attention à ce qui appartenait à qui.

Je me tournai à nouveau pour demander à mes deux compagnons s'ils avaient quelque chose d'autre à lui demander. Pendant ce temps, le than me demanda de sa voix la plus naïve :

— C'est bon ? Je peux partir ?

— Non. Tant que nous n'avons pas retrouvé ces graines, personne ne part.

En même temps, Uchen me demandait de traduire :

— Est-ce toi qui a volé ces grains ?

— Non ! Le vol est un crime aux yeux de Berenn !

— Il y a bien quelqu'un qui l'a fait ! Si tu l'avoue et que tu nous dis où elles sont cachées, on te laissera partir. Tout ce qu'on veut, c'est les retrouver !

Je n'avais pas mis autant d'emphase dans ma traduction que la grosse voix menaçante d'Uchen en avait mis. C'était inutile. Même dégénéré, le than pouvait clairement entendre, sous la promesse d'amnistie, que s'il refusait les choses iraient très mal pour lui. Mais il garda son calme et son sourire se fit doux pour nous répondre :

— Je suis vraiment désolé que vous ayez perdu quelque chose de si précieux. Je prierai Berenn pour que vous le retrouviez. Mais c'est tout ce que je peux faire.

Et c'était tout que nous pouvions espérer en tirer. Rien qui permettrait de résoudre l'enquête, ni même qui l'aurait faite un peu avancer.


Nous nous levâmes tous et je vérifiais rapidement avec Uchen, aucun de ces éléments ne contredisaient en quoi que ce soit ce que les autres suspects avaient déjà dit. J'étais à la fois soulagé que ce soit fini et furieux d'avoir affronté cette épreuve pour rien.

Et là, au détour d'une phrase en arcien, alors que nous parlions de le laisser et de passer aux suivants, je vis du coin de l'œil un petit sourire arrogant, qui instantanément forgea ma certitude : il se moquait de moi.

Tout, dans son histoire, dans son personnage, dans son attitude, tout sonnait faux, ou plutôt sonnait trop juste, trop fort, trop outré dans sa stupidité fanatique, dans son aveuglement partiel, dans ses réponses aussi inutiles que pleines de bonne volonté.

C'était un Ok-Berenn, sans doute, son manque de pigmentation et son accent sans défaut le prouvait, mais il n'était pas prêtre, il était à la solde de l'un ou de l'autre des ennemis de Kenjara, il avait tout manigancé depuis le début, et j'eus un mouvement pour le prendre à la gorge, le terrasser, lui qui comme tout le monde était plus grand et plus fort que moi, je l'aurai mis en pièce si Uchen ne m'avait pas arrêté d'une main en me demandant :

— Loc ! Mais qu'est-ce qui se passe ?

Tout ça s'était passé au milieu d'une phrase, en un battement de cil ; pas étonnant qu'il soit si surpris. Je grondais :

— Il se moque de nous ! C'est un menteur, un sale menteur qui nous mène en bateau depuis qu'on est entré dans la pièce !

— Vraiment ? Qu'est-ce que tu as compris ?

— Il parle très bien arcien ! Il comprend tout ce qu'on dit depuis le début ! Avoue, sale traître, sale menteur !

Porilianoran me regardait en écarquillant les yeux, plus naïf et stupide encore qu'auparavant, l'image même de l'innocence face à mon agressivité. Uchen insista :

— Mais enfin, pourquoi tu dis ça d'un coup !

— Il a sourit ! Quand on a dit qu'on passait aux autres, je l'ai vu sourire !

— Mais tu ne regardais même pas !

Ces mots me firent l'effet d'une douche froide. Bien sûr que si, je le regardai. Je l'avais en permanence dans mon champ de vision depuis que j'étais entré dans la pièce. Je le redoutais comme j'aurai redouté le pire de mes cauchemars, et même si c'était un peu de travers, je l'avais vu, j'étais certain que je l'avais vu.

Aïna, l'air désolée, me dit :

— Loc, j'étais bien face de lui, et je n'ai pas vu son expression changer du tout. Il souriait comme il sourit depuis le début quand tu nous traduit ses phrases, en attendant patiemment. C'est tout.

— Moi non plus, Loc," avoua Uchen presque désolé, "je n'ai rien vu de spécial. Tu es sûr de toi ?

Quelques secondes, je les ai haïs tous les deux. Comment est-ce qu'ils osaient me faire ça ? Serait-il possible que ce maudit than les aient corrompus eux aussi ?


Puis je revins sur terre. Non, bien sûr, c'était stupide. J'étais tourné vers Uchen et Aïna sur ma gauche, et le than était sur ma droite, à la limite de mon champ de vision, tandis qu'ils étaient en face de lui. Ils étaient mieux placés que moi pour lire sur son visage.

Et quand bien même il aurait souri... ça ne prouvait rien. Il n'allait pas bouger sa ligne de défense d'un millimètre à présent. En lui sautant dessus, je n'avais fait que me gâcher l'effet de surprise. S'il parlait réellement arcien et nous mentait depuis le début. Ce qui n'était pas sûr. Logique, mais pas sûr.

Et je ne pouvais rien faire de plus à présent pour le forcer à se dévoiler. Mes alliés pensaient que je m'étais trompé, que j'avais inventé un détail parce que je le haïssait. Ce n'est pourtant qu'à partir de cet instant là que je l'ai réellement haï.

Revoir un membre de mon peuple d'origine, le voir me mener en bateau, alors que j'avais su déjouer les tzérans et leurs malédictions, les dragonniers et leur fanatisme, tout cela m'humiliait et crachait sur les terreurs que j'avais emmené avec moi dans ma fuite. Il me faisait mal, et tout ce que je désirais, c'était lui faire encore plus mal en retour.

C'est pour ça que je me suis avancé à nouveau vers lui. Tout doucement cette fois. Uchen m'avait lâché. Lui et Aïna n'avaient aucune idée de ce que j'avais prévu de faire. Ils me faisaient confiance. Et mon geste n'était pas forcément grave, il était juste instinctif, parfaitement irréfléchi. D'une main sur l'épaule je le forçai à se tourner vers moi, tandis que d'un mouvement de bras je dégageais ma manche de mon moignon. Il ne pouvait pas le rater. Je lui dis d'une voix sourde :

— Regarde, petit than. Tu vois qui je suis ?

Il regarda tranquillement mon bras mutilé et me répondit avec une voix incroyablement calme :

— Un voleur. Mais tu as payé pour ton péché, et si tu demande la paix de Berenn, il te l'accordera, mon frère."

Je perdis le peu de contrôle qu'il me restait et, de mon unique main, formai un poing pour le frapper au visage de toutes mes forces.





Kenjara - les enquêtes de Loc ReyisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant