Pour la Moisson - 14

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Ijja était d'ailleurs la suivante sur notre liste. Toute aussi calme qu'Ajja, et du même âge, elle semblait pourtant très différente de son amie. Elle était grande, surtout comparée à nous, et bien qu'elle ne soit pas particulièrement massive, on sentait de la force dans sa posture tranquille. Ses longs cheveux blonds étaient attachés en deux nattes, une coiffure pratique, et elle portait un pantalon et une tunique de laine grise tout aussi pratiques. Elle avait un visage plutôt juvénile, orné de taches de rousseur brunes assorties à ses yeux noisettes.

Quelque chose pourtant dans son expression la faisait paraitre bien plus mature qu'Ajja, un sérieux qui rendait presque inutile la petite broche d'or représentant un arc qu'elle portait au col : insigne des troupes de guérilla, elle indiquait qu'Ijja s'était battue pendant la guerre.

De nombreuses femmes avaient participé au conflit, mais la plupart appartenaient aux troupes de soutien comme Aïna l'avait fait, avaient aidé en tant que civiles comme je l'avais fait, ou avaient fait parti des empoisonneuses Libellules. Celles qui avaient combattu sur le front, directement face à l'ennemi, étaient plus rares, surtout à un âge aussi tendre. Cette Ijja en avait vu d'autres et ce ne serait pas nous qui allions lui faire peur.


Elle nous adressa un rapide salut militaire, qu'Aïna lui rendit presque machinalement, tandis que je me contentais d'un hochement de tête de civil. Puis je nous présentai et laissai Aïna voir avec elle les positions de chacun. Ijja participa volontiers et ne montra aucune difficulté à lire le plan.

Elle confirma globalement les dires du than : un espace devant la cheminée qui restait assez éclairé, où tout le monde s'asseyait pour bavarder, chanter, jouer et passer le temps d'une manière ou d'une autre, et plus loin les affaires de chacun, posées là où leur propriétaire dormait d'ordinaire, le long des murs.

Tout le monde s'était constitué son petit "coin", de préférence loin des bêtes et du prêtre qui attirait les peurs autant que les moqueries, et le meilleur était de l'avis général celui des deux Libellules : dans l'angle en face de la cheminée.

Juste à coté d'eux, contre l'un des murs, le ménestrel avait posé sa couche. De l'autre coté, c'était les trois villageois. Guémon veillait à ce qu'Ajja dorme entre le mur et lui, et Ijja était installée un peu plus loin, plus près des bêtes. Aillor, le guide, avait choisi l'autre coté de la cheminée, sans paraître gêné par les va-et-vient des uns et des autres - il ne semblait même jamais dormir. Et Porilianoran restait plus à l'écart, le plus près possible de la porte.


Ijja veillait, dans sa description, à rester neutre : pas d'accusation, pas de certitudes, seulement des attitudes générales. Elle ne pouvait pas affirmer que personne ne pouvait fouiller dans les affaires des deux Libellules sans qu'on ne le voit, mais ça lui semblait impossible en pleine journée.

Les voyageurs du refuge pouvaient aller chercher quelque chose dans leurs affaires, surtout l'Hirondelle, Guémon et Ajja, et être à portée de celles des faux marchands ; sous un prétexte ou un autre, ils auraient facilement pu prendre un petit objet dans une poche. Pas deux jarres de céréales. Le vol avait forcément été commis de nuit - ou ils étaient tous complices.

Concernant les nuits, elle ne pouvait rien affirmer. Les lampes et bougies étaient éteintes, mais le feu de cheminée restait allumé en permanence, on pouvait se repérer et prendre quelque chose sans réveiller tout le monde par des tâtonnements, tant qu'on n'essayait pas de se déplacer. La tempête au-dehors faisait trop de bruit pour que le pas de quelqu'un réveille les autres facilement. Et à la question de savoir si elle avait remarqué le moindre mouvement pendant la nuit, elle nous assura, droit dans les yeux, qu'elle dormait.

Sa façon d'esquiver les choses était bien différente de la technique d'Ajja, il fallait en convenir, mais redoutablement efficace. Tout semblait parfaitement en place, logique, carré. Pas la moindre faille que nous pourrions exploiter. Et pourtant...

Peut-être était-ce la manière dont justement elle nous regardait droit dans les yeux. Peut-être était-ce son assurance tranquille, comme si elle ne cherchait pas à nous convaincre et nous récitait patiemment ce qu'elle avait l'intention de nous dire. J'avais en tous cas l'impression qu'elle mentait et se moquait bien qu'on s'en aperçoive.




Kenjara - les enquêtes de Loc ReyisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant