Un grand silence avait suivi cette déclaration. Les gens s'étaient écartés de Lerren. Ils étaient choqués, tristes, trahis.
La main d'Aïna s'éteignit peu à peu, tandis que le feu du rituel baissait faute d'être nourri.
Même Drat et Keret, qui avaient tant soufferts de cette situation, n'eurent aucun geste de triomphe. A présent, tout était résolu, et le temps du deuil arrivé.
Le chef Eyr reprit les choses en main et déclara qu'il emmènerait Lerren à la ville dès le lendemain pour qu'il soit jugé selon les lois kenjariennes. Les villageois semblèrent très soulagés à cette idée. Je ne crois pas qu'ils auraient su comment agir avec un meurtrier, c'était beaucoup trop éloigné de leur propre philosophie pacifiste. Que Lerren disparaisse de leurs vies, et ils pourraient en reprendre le cours normal.
Le principal intéressé ne protesta pas non plus. Hébété, il semblait lui-même sous le choc. Je ne comprenais pas comment il avait pu accepter l'horreur de son propre geste pendant tout ce temps et s'écrouler seulement quand les autres l'avaient su.
En même temps, avais-je vraiment envie de comprendre un meurtrier ? Il y avait une certaine logique dans ses actes et je l'avais utilisée contre lui, mais cette logique était absurde en elle-même, et il aurait dû le comprendre tout seul.
Aïna soigna la chèvre en quelques instants, repris ses affaires qu'on lui tendait avec une déférence un peu gênée, et nous retournâmes nous installer dans la cabane d'honneur pour un repos bien mérité.
Eyr nous accompagna. Sur le pas de la porte, avant de nous laisser, il lâcha :
" Merci... merci pour tout.
‒ Merci à vous pour avoir tenu bon. Nous n'aurions jamais réussi à le faire avouer seuls. Ce type est têtu.
‒ Oui, mais jamais je n'aurais cru que... Enfin, comment est-ce que vous avez pu savoir que c'était lui ! C'est si fou, tout ce qu'il s'est imaginé sur les esprits est si fou, si contraire à tout ce que nous savons d'eux ! Lerren est... était... un pilier de notre communauté, un homme sage dont j'écoutais les conseils avec attention... Il semblait si...
‒ Et bien, j'imagine que notre regard extérieur a joué. Et le fait que nous ne sommes pas tzérans. Pour vous, plus on est croyant, plus on est pacifique. Tandis que nous, nous avons connus de nombreux croyants qui étaient fanatiques et violents. C'était plus facile à concevoir.
‒ Mais j'ai accusé des innocents...
‒ Vous avez fait ce qu'il fallait. Malgré votre propre conviction, vous avez demandé des preuves et vous avez fait appel à ceux qui pouvaient les trouver. Et quand les preuves ont manqué, vous avez cherché d'autres pistes. Pour moi, la seule erreur était ce rituel précipité, sous le coup de la panique et de la colère, pour une seule chèvre malade, alors que vous savez très bien que les chèvres tombent malades sans arrêt. Sans Aïna, vous auriez détruit des biens précieux pour les villageois et pour nous.
‒ Oui. Je regrette de ne pas les avoir arrêtés. Lerren avait une forte influence, et il était si sûr de lui... Sur le coup, ça semblait vraiment être la bonne chose à faire...
‒ Je comprends, et je ne vous en veux pas. Heureusement, ça s'est bien terminé. Maintenant, Aïna et moi allons nous reposer, d'accord ?
‒ Bien sûr. Je vous souhaite une bonne nuit. "
Il parti et je fis de mon mieux pour fixer le panneau qui servait de porte. Pendant ce temps, l'alchimiste avait ravivé le foyer central et elle s'assit, ou plutôt s'écroula au sol, avec un gigantesque soupir de soulagement.
" Bon sang, quelle histoire !" s'exclama-t-elle. "Je n'aurai jamais imaginé un truc pareil quand j'ai accepté la mission !
‒ Je dois bien avouer que moi non plus. Mais ça a marché ! Je trouve que sur ce coup là on a fait une super équipe !
‒ Tu trouves ? C'est toi qui a trouvé le coupable, qui a convaincu le chef de l'accuser, et qui a tellement fait tourner la tête de ce pauvre type qu'il s'est quasiment vanté de les avoir tués ! C'était effrayant, quand tu jouais les fanatiques crétins. J'ai failli te frapper.
‒ J'y suis arrivé aussi parce que tu as réussi à interrompre leur rituel, et au final c'est toi qui lui as flanqué la trouille. C'était quoi, cette histoire de main en flamme et de sang ?
‒ Heu... Autant que possible, j'aimerai que ça reste entre nous...
‒ Ah, finalement tu as adopté mon plan !
‒ Oui, mais c'est parce qu'il y avait urgence. On parle quand même de gens qui étaient prêts à brûler des livres ! Et techniquement, je n'ai pas menti. J'ai juste fait une demande idiote, puisque bien sûr il n'avait plus de sang sur les mains depuis longtemps, avec une main en flamme pour mettre l'ambiance. C'est lui qui a interprété.
‒ Pas de soucis, et je pourrais témoigner de ta bonne foi auprès de ton maitre si ça t'arrange. Pour moi, c'était juste brillant !
Elle rougit nettement et sourit. Puis soupira à nouveau :
‒ Quand je pense que j'ai utilisé un parchemin de soin pour une chèvre ! Ça, je vais avoir du mal à le justifier !
‒ Pourquoi, c'est cher ?
‒ Il faut bien un mois de travail à un alchimiste pour en faire un. On me l'a donné au cas où je sois blessée pendant la mission, et c'est un équipement de valeur. Enfin, c'était. Ces parchemins sont à usage unique, il faut les économiser.
‒ Présente ça comme un soin de masse. Après tout, cette chèvre aurait contaminée les autres, les villageois auraient été privés de leur dernière ressource, et ils auraient fini par mourir les uns après les autres de la faim. Donc au final, c'était une utilisation très judicieuse.
‒ Si ce truc était contagieux.
‒ C'était quoi, d'ailleurs, comme maladie ?
‒ Aucune idée. Je n'y connais rien en chèvre. "
Nous nous mîmes à rire un peu nerveusement. Après l'épreuve que nous venions de traverser, tout nous semblait léger et amusant.
Le lendemain, Aïna peignit, comme elle l'avait promis, des cercles de protection sur la barrière du village, tout en expliquant le plus clairement possible la limite de leur efficacité.
Elle donna également quelques conseils sur le stockage des grains dans ce lieu trop humide pour un climat montagnard et posa d'autres cercles autour du grenier pour en chasser les rats.
La salubrité du sol, au moins, ne poserai plus problème longtemps, puisque les villageois rassurés allaient à nouveau laisser leurs nombreuses bêtes sortir.
Nous partîmes vers Assembra, avec Lerren, Eyr, et dans une carriole Nech, Keret et Drat qui emmenaient toutes leurs possessions, suivis de leurs trois chèvres. La petite famille rejoignait Dern, le père, et allait construire une nouvelle vie en ville. J'en étais content pour eux. Même innocentés, ils étaient trop différents des autres pour supporter de vivre dans cet espace clos.
Nous nous sentions un peu coupables de ne pas avoir pu aider davantage les reynardais, de ne pas avoir su les convaincre que les esprits ne veillaient plus sur eux et qu'ils devraient changer leurs habitudes.
Mais lors de notre étape je vis Eyr discuter longuement avec d'autres paysans vivant plus au sud des différentes manières d'adapter les cultures et des céréales les plus vivaces sur le sol draconique. Si lui avait changé, alors nous pouvions avoir confiance dans le futur du petit village de Reynard.
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Kenjara - les enquêtes de Loc Reyis
Mystery / ThrillerBienvenu à Kenjara, le Pays Libre des Dragons. Et des humains, depuis peu, depuis que les caprices géopolitiques de ce monde ont conduit les créatures fabuleuses à accepter les réfugiés de mille pays sur leurs terres pour les défendre contre les Si...