Pour la Moisson - 6

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Ayant fait le tour concernant les Libellules, Aïna poursuivit dans une autre direction :

— Que pensez-vous des autres ?

— Je n'ai rien pour les incriminer... Aillor, le guide, est un homme courageux qui a beaucoup fait pour aider notre pays, je ne l'imagine pas commettre un vol, mais il passe son temps à aller et venir entre Kenjara et la zone libre, sans parler de tous ceux qu'on peut croiser à Torchevive. Autrement dit, en le soudoyant, on pourrait peut-être le pousser à faire du tort à Kenjara... Il n'a pas de foyer ni de famille dans le pays, peut-être qu'une belle maison dans une grande ville civilisée le tenterait. Même si j'ai tout simplement du mal à imaginer ce baroudeur avec un toit sur la tête !

» A coté de ça, l'Hirondelle est la caricature du vagabond profiteur qui n'hésiterait pas à mettre la main sur tout ce qu'il peut trouver. Mais des céréales ? A moins de les vendre tout de suite contre leur poids en or et de repartir immédiatement le dépenser dans les plaines... Ça se tient, mais il ne m'a pas fait l'effet d'un voleur. Un fêtard, sans aucun doute, un menteur et un débauché, et je crois que s'il ne revient jamais aux mêmes endroits c'est surtout à cause de sa tendance à semer des bâtards derrière lui. Mais je n'ai rien qui, concrètement, lui fasse un profil de voleur. Même s'il y a une première fois à tout, et que deux jarres de céréales en début d'hiver kenjarien, c'est une opportunité. Donc oui, je soupçonnerai plutôt l'Hirondelle, si je devais choisir entre tous.

— Et Guémon et les filles ?

— Eux, s'ils volent des grains, ce serait avant tout pour les faire pousser - ou tenter de le faire. Ils viennent d'un petit village du coin qui s'appelle Cherbier. Un peu à l'étroit maintenant que les anciens soldats ont tous reçus leurs terres, et juste au-dessus de plusieurs prés appartenant aux dragons. Mais la répartition n'est pas spécialement une source de tensions par ici. Toute la région de la frontière jusqu'à la Corne Brisée appartient au Rayonnant, un dragon impérial de très haut rang, et il est plutôt généreux. Les villageois ont le droit laisser leur bétail paître dans les prés du dragon et ses propres dragonniers offrent parfois des services lorsqu'ils ont le temps - et qu'on leur demande poliment. En cas de problème, les cherbérins préfèrent aller solliciter les dragonniers que les soldats ou l'auberge, et c'est comme ça que fonctionnent à peu près tous les villages de ce coté-ci des Treize Cornes. En fait, je connais peu la région parce que le Rayonnant a une gestion modèle, je n'ai jamais eu besoin d'intervenir.

» Guémon, en particulier, commence doucement à s'enrichir à force de faire des échanges dans la région, mais on ne peut pas dire que ce soit un nanti, il reste un paysan à la merci d'une mauvaise récolte. Il a plusieurs enfants, Ajja est sa fille ainée et il a l'air de beaucoup trop la gâter. Mais elle semble tout juste sortie de l'enfance et de ne pas avoir grand chose en tête. Ijja est apparemment sa meilleure amie depuis toute petite, mais c'est autre chose. Elle, elle a la tête sur les épaules. En tant qu'ancienne soldate, elle a ses propres terres, même si elle n'a pas eu le temps de commencer leur culture, qui s'ajoutent à celles de sa famille. Chez elle ils sont cinq à avoir fait l'armée, le père, l'oncle et les trois ainés, et ils ont décidé de tout mettre en commun pour faire un grand domaine familial.

» Mais ils n'ont pas encore de quoi se payer les animaux de trait nécessaires pour l'exploiter et vont devoir demander de l'aide au début, entre autres à Guémon. Elle pourrait vouloir mettre le projet en marche avec l'or que lui rapporterait deux jarres de céréale. Bref, ils sont suspects tous les trois, par simple appât du gain, mais je ne les vois pas tromper la vigilance de deux Libellules pour briser les sceaux, vider les grains et refermer les jarres l'air de rien, sans être vus, et en gardant le sang-froid de ne rien montrer alors qu'ils vivent enfermés avec leur victime. Pour moi, en plus de l'aspect incompréhensible de "où ils ont bien pu foutre ce raingan", vu les circonstances c'est plutôt un travail de professionnel qui est tombé sur une bonne occasion.

— Je vois. Rien de spécial sur le prêtre ?

— Alors lui, si ça pouvait être lui ça arrangerait bien tout le monde. Il a l'air complètement perdu dans son petit monde, alors que si ça se trouve il comprend tout ce qu'on dit depuis le début et se moque bien de nous. Mais pour l'instant on n'a rien sur ce type. Franchement, Loc, je te souhaite bonne chance. Même en parlant sa langue, je crois que ce sera loin d'être évident comme interrogatoire.

Je hochai la tête et répondis :

— Merci. Il vaut mieux que vous soyez présents tous les deux, au moins pour le premier interrogatoire, ça m'aidera. Je vais faire de mon mieux pour rester neutre avec lui, si je me dévoile trop le courant risque de très mal passer entre nous...

— Pourquoi ?

J'hésitai encore. Il fallait que je me dévoile, toutes ces craintes étaient absurdes et risquaient de gêner l'enquête. Et puis il était grand temps qu'Uchen et Aïna le sachent. Ils étaient mes amis et j'avais confiance en eux. Pourtant, je devais bien admettre que j'ai haï cet aveu tout simple du plus profond de mon cœur. Arriverai-je un jour à en parler naturellement, comme un simple accident de mon passé ?

Je pris une grande inspiration et déclamai à toute allure :

— Ce sont des prêtres de Berenn qui m'ont coupé la main. Pour vol. Quand j'avais douze ans. Ensuite ils m'ont chassé. J'ai quitté les îles du Vent. Et je n'ai jamais revu un Ok-Berenn jusqu'à maintenant. Et dès qu'il me verra, celui-ci saura que je suis un voleur.

Je soufflai encore un peu. Pour en parler à Isadora, j'avais mis les formes, présenté un peu la situation, expliqué pourquoi j'en étais arrivé là. Mais au final, l'essentiel était transmis. Je vis dans leur regard grave qu'ils comprenaient. Spontanément, Aïna me posa la main sur l'épaule et dit :

— Ne t'en fais pas. On est avec toi, et il est hors de question que cet étranger puisse remettre ton autorité en question.

— Il faudra surtout que tu te contiennes," ajouta Uchen, "que tu fasses attention à ne pas le braquer s'il peut nous être utile. Mais je te fais confiance sur ce point.

— Bien," soupirai-je. Ces quelques phrases m'avaient exténué. "Allons-y alors. Je pense que le mieux est de commencer à l'interroger à part. S'il n'a rien de nouveau à nous apprendre, j'aimerai lui demander de retracer le plus fidèlement possible les faits et gestes de chacun, puis je poserai la même question à chaque suspect, un par un, pour qu'ils ne puissent pas se coordonner. Avec un peu de chance, je n'aurai à lui parler qu'une seule fois.

— Ne t'en fais pas." me réconforta Uchen tout en me tapotant amicalement l'autre épaule, ce qui me jeta presque dans les bras d'Aïna. "Tu t'en sortira très bien. Au contraire, une fois que tu auras vu ce type en face, les prêtres de Berenn vont perdre cet aspect terrible à tes yeux d'enfant et tu verras que ce ne sont que des êtres humains, comme tout le monde. Le meilleur moyen de vaincre ses peurs, c'est de s'y confronter."

J'acquiesçais mollement. Uchen était un guerrier bien avant d'intégrer l'Alliance, il venait d'un peuple de guerriers et raisonnait en guerrier. Je savais très bien que le conseil qu'il venait de me donner, il l'aurait donné à son propre fils, tout en lui mettant dans la main une hache pour vaincre l'objet de sa peur de manière tout à fait matérielle.

J'étais allé une fois chez lui et j'avais rencontré ses trois enfants. L'ainé n'avait que treize ans mais il me dépassait déjà, et pouvait sans mal m'écraser d'une main si jamais j'avais eu l'idée saugrenue de me battre contre lui. Les gens comme Uchen ne peuvent tout simplement pas comprendre qu'avec certains physiques, ou certaines éducations, la fuite semble être l'unique solution viable à adopter. Pour ma part, j'avais à la fois le physique et l'éducation qui me prédisposaient à cette fuite. Tout ce qu'on m'avait appris, c'était avant tout à esquiver les coups.

J'étais cependant aussi prêt que possible à me lancer dans cette bataille. Il était temps pour moi de dépasser ma peur, et jamais je n'aurai d'aussi bons alliés à mes cotés pour le faire.






Kenjara - les enquêtes de Loc ReyisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant