Dès que nous nous sommes retrouvés seuls, l'alchimiste m'attrapa par le bras et me dit :
‒ Qu'est-ce qu'on va faire si ce n'est pas de la magie noire ?
‒ Comment ça ?
‒ D'après ce qu'il a dit, ça ne ressemble pas du tout à de la magie noire ! Enfin, je n'ai jamais entendu parler d'un sacrifice rituel en écrasant une tête avec une pierre ! Et même si ça existe, on n'égorge pas le suivant ! Tout ça n'a aucun sens !
‒ Hum, si tu le dis, ça confirme mes craintes... Moi c'est la malédiction que je trouve faiblarde. On dirait que les problèmes qu'ils rencontrent depuis le début n'ont fait que se poursuivre. Ils n'arrivent pas à régler leur problème de salubrité, du coup le grain pourrit... Et il suffit qu'ils aient tenté de compenser en achetant du blé en ville pour se retrouver infestés de rats, vu les soucis qu'ont eu les greniers publics...
‒ Du coup, on fait quoi ? Je vais tester les villageois, bien sûr, mais si jamais aucun d'entre eux n'a fait de la magie noire, comment on va leur expliquer ça ?
‒ Si ce n'était pas un sacrifice rituel, ça reste des meurtres. On pose des questions, on cherche qui était où, qui détestait qui... Tu m'as dit que tu savais réfléchir. A deux, il n'y a aucune raison qu'on n'y arrive pas.
‒ Mais s'ils commencent à... le chef a parlé de deux hommes dont il est certain de la culpabilité. Comment on va faire s'ils commencent à...
‒ Non, ces deux là ont sûrement un excellent alibi, sinon il les aurait déjà pendus pour l'exemple. Mais tu as raison, il ne faut surtout pas qu'ils se mettent à s'accuser les uns les autres et que ça dégénère. Je trouve leur attitude bizarre.
‒ Moi aussi. Ils sont tellement passifs... comme si... comme si ils menaient leur propre guerre depuis longtemps. On dirait des vétérans au bout du rouleau. Ceux qui savent qu'ils ne seront jamais sauvés. Encore vivants, mais morts à l'intérieur. Tu vois ce que je veux dire ?
‒ Oui, enfin, il ne faut pas s'emballer non plus... J'avoue que ça les décrit bien, mais on n'a pas encore rencontré tout le monde. Si ça se trouve, en parlant avec eux, on sera surpris.
‒ Oui, bien sûr, c'est possible... Mais cette maison sans lumière me flanque la chair de poule. Et toi aussi, d'ailleurs. On parle arcien, mais depuis qu'ils sont partis, on chuchote tous les deux comme si on risquait de nous espionner !
Je ne pouvais rien répliquer à ça : elle avait tout à fait raison. Et espérer que les choses tourneraient au final en notre faveur ne servait pas à grand chose. Au contraire, il fallait profiter de nos quelques moments d'isolements pour anticiper tout ce qui pourrait mal tourner et établir un plan correct.
De son coté, Aïna réfléchissait déjà à un autre aspect de la question :
‒ Quoi qu'il en soit, avant de partir, il faudra qu'on les mette en contact avec un dragonnier. On dirait bien que personne n'a expliqué à ces pauvres gens l'effet des cavernes de dragon sur le sol et la manière dont il faut le cultiver.
‒ Tu penses que ce qu'ils appellent la malchance, c'est un effet des cavernes ?
‒ Bien sûr. Nous sommes dans le rayonnement de deux cavernes différentes, ça joue sur la qualité du sol et la température. Il y a des moyens de compenser en parti cet effet, même sans alchimie, mais je ne m'y connais pas assez en agriculture pour m'avancer... alors que les dragonniers, depuis le temps, connaissent toutes les ficelles. On dit qu'ils pourraient faire pousser du blé sur de la pierre grise.
‒ Oui, enfin on dit beaucoup de choses sur les dragonniers, alors qu'il n'en reste plus beaucoup pour confirmer ou infirmer... "
Le souvenir de Brile me revint. Il était mort pour son crime. Sur le coup, j'avais été heurté par la violence de son geste et de son châtiment, mais je n'avais pas mesuré tout le savoir qui s'était perdu avec lui. Les dragonniers veillent sur ce pays depuis des siècles, ils en connaissent tous les secrets. Combien parmi eux avaient rejoint l'Alliance et transmettaient ces savoirs aux nouveaux venus ? Les tzérans n'ont pas pour habitude de demander de l'aide, mais ils étaient loin d'être les seuls à être perdus et sans repères sur ces terres inconnues.
L'enquête, il fallait que je me recentre sur l'enquête. Sur la meilleure manière d'amener les choses avec tact et diplomatie... D'ailleurs, était-ce la meilleure méthode ? Il y avait eu meurtre, les coupables étaient sans doute encore ici, tout le monde serait soulagé que je les découvre. Le mieux était cette fois de prendre beaucoup de place, brasser beaucoup d'air et avoir l'air imposant.
Je regrettais vivement l'absence d'Uchen, le colosse borgne que j'avais assisté pour ma première enquête. Je savais bien qu'il était plus utile à assurer la sécurité de l'Alliance et le bon déroulement du traité de paix en remplissant sa mystérieuse mission auprès des dragons, mais s'il avait été là, ni Aïna ni moi ne nous serions posés la moindre question. Par sa simple présence, Uchen savait donner à tous l'impression qu'ils étaient suspects et avaient tout intérêt à coopérer avec diligence. L'impression que tous ceux qui avaient bafoué l'ordre et la loi qu'il représentait regretteraient amèrement d'avoir croisé sa route.
J'étais loin d'avoir la même prestance.
On ouvrit la porte. Aïna et moi sortîmes lentement - il nous semblait important de garder l'air sûrs de nous. Les villageois était rassemblés, la plupart d'entre eux semblaient aussi amorphes qu'à notre arrivé, mais certains montraient un peu d'espoir sur leurs visages.
L'alchimiste, aussi grave et sérieuse que si elle allait présider la cérémonie la plus importante du monde, les fit se mettre en rang et tira de sa poche une petite bouteille de verre.
Le village était construit à l'ombre des montagnes et cette fin d'après-midi tintait de roux la lumière chiche qui nous parvenait. Nous pouvions cependant voir, à quelques reflets étonnamment lumineux, que le contenu de la bouteille s'agitait bien plus qu'on aurait pu s'y attendre d'un liquide brillant. La teinte grise irisée me rappelait la draconite, cette pierre qu'Aïna m'avait décrite comme base de l'alchimie kenjarienne. Ce qui ne m'expliquait pas comment le contenu du flacon pouvait bouger de cette manière.
Dans le village régnait un silence digne d'un lieu de culte. Tous les regards étaient braqués sur l'objet magique. Une véritable tempête semblait naitre et croître en son sein. Aïna arrivait-elle réellement à lire ses mouvements ?
Elle posa le verre de l'artefact sur le front du premier villageois de la file, qui loucha dessus, à moitié effrayé, à moitié émerveillé. La tempête grise s'agitait, sans que rien ne permette de dire qu'un changement s'était produit. Confirmant cette impression, Aïna retira l'objet et fit signe au villageois de s'écarter. Visiblement soulagé, celui-ci se plaça un peu plus loin, refusant de perdre une miette du spectacle.
Si spectacle il y avait, celui-ci était bien pauvre. La même scène se répéta encore et encore, Aïna testa méthodiquement chaque personne présente, homme, femme et enfant, elle posa même l'artefact sur le front de bébés dans les bras de leur mère - probablement parce que les mères en question les lui tendaient, un geste que je trouvai assez étrange.
Les non-testés tenaient encore bien leur rang, tandis que les innocentés s'agglutinaient un peu plus loin et commençaient à murmurer entre eux.
Je commençai à chuchoter au chef :
" Combien de personnes reste-t-il à tester ?
‒ Au moins vingt. D'ailleurs, Drat et Keret se sont installés dans les derniers. Je suis sûr que votre sorcière saura les prendre à leur propre piège.
‒ Mais si jamais ce n'est pas eux ?
‒ Vous ne connaissez pas les autres reynardais. Ça ne peut être qu'eux. Je les aurais envoyés à la ville depuis longtemps si leur mère ne m'avait pas supplié de les garder ici pour l'aider. Elle est veuve, malheureusement, et sans ses fils la vie sera rapidement très difficile pour elle. Mais eux ont plus d'ambition que ça et je sais qu'ils sont prêts à tout pour partir d'ici. "
Il était sûr de lui et brièvement j'espérai qu'Aïna trouverai bel et bien une trace de magie noire sur eux. Ainsi l'affaire serait vite réglée et je pourrai quitter cet endroit étouffant, qui me rappelait de plus en plus mon village natal et tout ce que j'avais fui avec tant de force.
D'après le peu que j'arrivai à entendre, les autres chuchotements revenaient sur les mêmes thèmes. Pour les villageois, c'était forcément les deux frères. Leur insolence face à leurs aînés et leur envie de s'élever dans une société plus vaste que leur petit village en avait fait aux yeux de tous les coupables idéaux.
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Kenjara - les enquêtes de Loc Reyis
Mystery / ThrillerBienvenu à Kenjara, le Pays Libre des Dragons. Et des humains, depuis peu, depuis que les caprices géopolitiques de ce monde ont conduit les créatures fabuleuses à accepter les réfugiés de mille pays sur leurs terres pour les défendre contre les Si...