Nous nous mîmes à manger en silence. Les plats proposés n'étaient guère différents de ceux servis dans l'après-midi et je sortis de mon sac d'autres provisions plus comestibles.
Aïna avait de son coté eut les mêmes réflexions que moi, puisqu'elle murmura :
‒ Si on vérifie et que Lerren n'était pas du coté de la rivière le jour du meurtre, on pourra l'innocenter. Mais s'il y a été ou si personne ne peut le dire, on ne pourra pas le déclarer coupable si facilement. Je n'ai rien, dans mes flacons, qui me permettrait de détecter un assassin comme je détecterai un sorcier.
‒ Sans doute... Ceci dit, il ne le sait pas.
Aïna me regarda avec surprise et me dit :
‒ Attends... tu n'es pas en train de suggérer qu'on devrait tricher, quand même ?
‒ Et bien, on ne va pas faire un faux sortilège pour accuser ce type, puisqu'on ne sait même pas s'il est coupable. Mais si on fait un faux sortilège qui leur fait croire qu'on détectera leurs mensonges, alors les interrogatoires devraient être beaucoup plus intéressants, non ? Et s'il avoue, ou si c'est un autre et qu'il avoue, c'est dans la poche !
Cette fois, elle me regardait comme si j'étais complètement fou. Et dangereux. Elle s'écria avec colère :
‒ L'alchimie n'est pas un spectacle ni un tour de passe-passe ! Nous avons une éthique, nous ne sommes pas sensés mentir aux gens pour les pousser à faire ce qu'on veut ! Non mais est-ce que tu te rends compte à quel point ce que tu proposes est malhonnête ? C'est une combine d'arnaqueur ! Je ne comprends même pas comment tu peux suggérer une chose pareille ! C'est toi qui es censé représenter la loi !
J'avais levé les deux bras face à cette montée de fureur. C'est vrai que l'aspect moral de l'entreprise m'avait largement échappé, puisque premièrement, nous ne ferions du mal à personne, et deuxièmement le but final était louable.
Mais avant de convaincre ma partenaire, je devais déjà la calmer - une dispute avec mon alliée principale ne serait qu'une perte de temps. Sans compter que j'avais beau la connaitre depuis peu de temps, j'avais déjà entrevu l'étendue de son entêtement.
‒ D'accord, d'accord, je comprends." lui dis-je, cherchant à adopter un ton apaisant. "Excuse-moi. Je ne voulais pas te demander de faire quelque chose qui irait à l'encontre de tes principes.
Ma reddition sembla la déstabiliser complètement. Son attitude agressive devint renfrognée et elle baissa la tête vers son pain qu'elle attaqua avec hargne. Bien, elle n'était pas calmée, mais prête à m'écouter, c'était un bon point. Je poursuivis :
‒ On peut réfléchir à partir de cette idée. Là, je cherche quelque chose qui à la fois nous aiderait à trouver le coupable, nous fournirait une preuve solide aux yeux des autres villageois et les rassurerait par rapport à cette histoire de malédiction. Il y a quand même de bons éléments, non ?
‒ J'imagine, mais... Enfin, quand on touche à la magie, on n'a qu'une parole ! C'est très important de ne jamais mentir aux gens. C'est toute notre profession qui est en jeu, toute notre crédibilité ! Les gens viennent nous voir pour des choses très graves, ils doivent savoir que ce qui est dit par un alchimiste est vrai.
Elle prit une inspiration et marmonna dans sa barbe :
‒ Et puis, tu t'en fiches, mais je pourrais vraiment avoir des problèmes si ça se savait.
‒ Ah bon ? Quel genre de problèmes ?
‒ Le genre... Enfin, tu comprends, je suis encore apprentie. Officiellement. J'ai terminé mes études et je suis en train d'écrire l'œuvre qui me permettra de passer au rang d'alchimiste de plein droit, donc j'ai les connaissances d'un alchimiste, mais je vais bientôt passer devant le jugement de mon maître et de ses pairs. Tu imagines ce qu'ils penseraient de moi, si on leur raconte que j'ai manipulé des innocents en leur mentant sur la nature d'un sortilège ? Je ne pourrais plus jamais toucher à une draconite de ma vie !
Je hochais la tête pour montrer ma sympathie, tout en jurant intérieurement. Elle serait plus difficile à convaincre que je l'avais anticipé. J'avais connu tant d'arnaqueurs qui se disaient sorciers ou alchimistes, ou qui l'étaient réellement et arnaquaient en mentant sur leurs capacités, que je n'aurais pas cru que les alchimistes avaient des règles de fonctionnement aussi strictes. Même si à la réflexion, l'un était sans doute la conséquence de l'autre.
‒ Bien, on ne mentira pas. Mais qu'est-ce que tu propose d'autre ?
‒ Je... Enfin, c'est une enquête, ça ne me gêne pas en soi de mentir pour les faire avouer. Je sais qu'on ne peut pas laisser un meurtrier vivre tranquillement au milieu d'eux, ça finirait par détruire tout ce qui constitue cette communauté. Simplement, si on leur tend un piège de ce genre, ce n'est pas à propos des sortilèges, d'accord ?
‒ Mais tu n'as rien qui puisse être lié au mensonge ? A la mort ? Qui nous aiderait à détecter la peur, peut-être ? Ou...
‒ Je réfléchis." m'interrompit sèchement l'alchimiste en s'emparant de son sac.
Elle en sortit l'énorme livre qu'elle relisait déjà au relais, deux autres plus petits, deux carnets et une série de rouleaux de parchemins scellés à la cire. Je louchais sur les sceaux : un dragon très stylisé qui se mordait la queue, le blason de la Guilde des Alchimistes. Les parchemins portaient une série de pictogrammes que je ne parvenais pas à identifier, tout comme l'un des carnets ; les livres semblaient écrits en galliréen, une langue antique qui n'est plus parlée couramment mais encore utilisée par les initiés de différents sciences occultes.
Aïna feuilleta rapidement les ouvrages, cherchant visiblement quelque chose de précis. Elle marmonna en même temps :
" Ce qui est difficile, c'est que je n'ai pas beaucoup de matériel, ni de temps. Je pourrais faire une amulette de détection de la vérité si j'avais un mois et au minimum trois kilos de pierre grise, mais évidemment on ne les a pas, et pour le reste c'est encore plus compliqué, les émotions c'est beaucoup trop flou, je n'arriverai jamais à régler la sensibilité de l'instrument... Non, chercher quoique ce soit dans leurs têtes est trop délicat, je n'ai pas les calculs nécessaires ni les cobayes, ça serait très dangereux de bricoler quelque chose sans marge d'erreur, il me faudrait quelque chose de plus physique... "
Comprenant qu'elle réfléchissait surtout à voix haute, je la laissai parler sans l'interrompre, quand un terrible bruit nous fit sursauter tous les deux. On tambourinait à la porte aussi férocement que si on voulait la défoncer à coup de poings, et tout l'édifice tremblait.
Aïna et moi échangeâmes un regard, aussi désemparés l'un que l'autre. J'entendais, au-dehors, des voix pleines de colère qui criaient. Pourvu que ce ne soit pas un nouveau meurtre !
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Kenjara - les enquêtes de Loc Reyis
Mystery / ThrillerBienvenu à Kenjara, le Pays Libre des Dragons. Et des humains, depuis peu, depuis que les caprices géopolitiques de ce monde ont conduit les créatures fabuleuses à accepter les réfugiés de mille pays sur leurs terres pour les défendre contre les Si...