Nous arrivâmes directement dans le couloir où nos deux chambres se faisaient face. Avant de nous séparer, je demandai à l'ancienne soldate :
« Alors, qu'est-ce que tu en penses ?
Elle haussa les épaules.
— Je ne suis qu'une paysanne, qu'est-ce que tu veux que j'en pense ? Toutes leurs explications ont l'air de se tenir, oui. Mais ce sont des domaines dont nous ne connaissons rien. Ils pourraient nous raconter tout et son contraire, tant que ça a l'air logique.
— Nous pourrons toujours expliquer tout ça à Dim dès demain et avoir son avis...
— Il n'a pas l'air d'en savoir plus que ça sur les créatures magiques... C'est ça le problème aussi, évidemment. La magie est trop vaste et les mages gardent trop bien leurs secrets. On aurait peut-être dû demander à la Guilde des Alchimistes. Ils utilisent sans arrêt des créatures magiques pour leurs amulettes et leurs potions, peut-être qu'ils savaient des choses qu'Aïna ne connait pas encore ?
— Peut-être.
— En tous cas, j'ai hâte d'avoir fini et de sortir d'ici. Nous sommes totalement à leur merci, en permanence, et ça commence à me taper sur les nerfs.
Moi aussi, mais ce n'était pas le moment de l'admettre et je ris nerveusement :
— Allons, Faraäd et Merrohé sont des héros de Kenjara, ils ne vont pas...
— Je sais ce qu'ils ont fait, et j'ai confiance en eux... Mais j'ai du mal à supporter cet endroit. Tout est faux. C'est comme si on était coincés dans un rêve qui n'en finit pas... Tiens, regarde.
Elle sortit de sa poche un petit gâteau :
— Je l'ai pris à table, je me disais que ça ferait un petit encas pour plus tard. Mais il n'est pas normal.
J'examinai la pâtisserie. Le gâteau était rond, saupoudré de sucre, luisant de beurre, et son coeur était surmonté d'un fruit confit. Personnellement, je n'y trouvais rien à redire.
— Il a l'air très bien, ce gâteau.
— Il a l'air trop bien ! Il a passé une bonne heure dans ma poche, comment peut-il être en aussi bon état ? Ce n'est pas naturel ! Et ces servantes... On ne peut pas percer le coeur d'une marionnette en bois. Si elles nous attaquent, je ne pourrais pas te protéger.
— Je n'ai pas besoin de protection. Ce ne sont pas nos ennemis. On est ici pour trouver la source du problème et proposer une solution.
— Et ils nous mènent tous en bateau.
J'hésitai un instant, puis me lançai à l'eau :
— Ijja... pourquoi est-ce que tu t'es énervée autant contre l'apprenti, tout à l'heure ? Au final, ça a marché, mais ça ne te ressemble pas de perdre ton sang-froid comme ça...
— Je...
Elle regarda autour d'elle, se mordant les lèvres. Je l'invitai d'un geste à entrer dans ma chambre. Nous n'étions pas plus à l'abri que dans le couloir, mais ça en donnait l'impression, et j'en avais assez de rester debout.
Je pensais qu'Ijja n'allait jamais me répondre quand elle se décida brusquement :
— J'ai déjà eu affaire à un sortilège. Pendant la guerre.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
Elle eut un rire sans joie, faisant toujours tourner et retourner son gâteau entre ses doigts :
— Dur à dire... C'était...
Le regard perdu dans le vide, elle se mit peu à peu à trouver les mots, d'abord lentement, puis de plus en plus précipitamment :
— C'était pendant... quand j'étais en mission, avec mon régiment. On était dispersés dans une zone qui était prise par l'ennemi. Notre rôle était de récupérer des informations, des vivres, des armes, et si possible de saboter un maximum l'ennemi. On ne pouvait pas attaquer directement tant qu'il restait des civils dans la zone. C'était du côté des Schalaas, au sud-ouest. Il y avait trois villages dans cette vallée, des troupeaux, beaucoup de troupeaux, trois grottes de dragons, mais elles étaient vides. Les dragons étaient ailleurs. On ne voulait pas qu'ils attaquent ici, ça entrainerait trop de pertes, on voulait que l'ennemi s'épuise, qu'il se disperse. Mais on ne savait pas qu'ils avaient un sorcier. Une sorcière. On n'a jamais trop su. En tous cas on a appris qu'ils allaient lancer un grand sortilège et il fallait les en empêcher d'urgence, pas le temps d'attendre nos mages ou nos dragons. Donc on a envoyé un éclaireur prévenir le reste de l'armée, le plus jeune, c'est toujours le plus jeune qu'on envoie, parce que c'est lui qui a le plus de chance d'en revenir, et on a attaqué.
Silence à nouveau. Doucement, je demandai :
— Ça s'est mal passé ?
— Ils utilisaient des civils.
— Les civils ? Pour faire quoi ?
— Le sort. Ils prenaient des gens et les jetaient dans un grand feu noir. Mais ce n'était pas du feu. Quand on touchait les flammes, ça faisait... comme les ombres de Jilom. On ne sentait plus rien.
Elle soupira :
— Je suis désolée si je me suis laissée prendre par mes émotions. Mais j'étais tellement en colère ! Et je le suis encore, rien que d'imaginer...
— Mais c'est différent. Ce que fait Jilom vient de lui, c'est amplifié par la Tour, mais ce n'est pas...
— Ça, c'est ce qu'il raconte ! Ce qu'ils racontent tous ! Mais au final, que vaut leur parole ? De la magie a été prise, ça c'est un fait, et c'est encore quelque chose qu'ils ont tiré des humains !
— Au départ, ce sont les dragons qui la tire des humains. Ça ne te choque pas ?
— Je fais plus confiance à un dragon qu'à un humain, ne serait-ce que parce qu'un dragon n'a aucun intérêt à ma souffrance. Ce sorcier, c'était... c'était horrible. On a tous fait des choses horribles dans cette guerre, mais ça ça dépassait tout ce que j'aurai pu imaginer. Ces gens n'étaient que des munitions pour lui, du bois pour alimenter son feu !
— Qu'est-ce qui s'est passé, après ?
— Oh, ils ne s'attendaient pas à nous voir surgir, on avait demandé aux bergers de nous aider à nous rapprocher en nous cachant avec les bêtes... On s'est jetés sur eux, on a tué le sorcier, on a libéré les otages et on s'est planqués dans les grottes, en utilisant les tunnels de dragons pour ressortir de l'autre côté de la montagne. On a eu des pertes, mais c'était considéré comme une victoire. Et ceux qui ont été dévorés par ce feu noir... on n'a jamais su ce que ça leur avait vraiment fait. Ils ont juste hurlé en disparaissant. Ils ont disparu pour un sort qui n'a jamais été lancé. Saleté de sorcier.
Ijja avait l'air épuisée par son récit, et je détestai la voir dans cet état. Mais qu'aurais-je pu faire ? Je me contentai de proposer :
— Est-ce que tu veux qu'on prenne des tours de garde ? Pour être sûrs qu'aucun de nous n'est remplacé pendant notre sommeil ?
Elle hocha la tête avec force :
— Oui, s'il te plait. Je sais que c'est stupide, mais ça me semble mieux. »
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Kenjara - les enquêtes de Loc Reyis
Mystery / ThrillerBienvenu à Kenjara, le Pays Libre des Dragons. Et des humains, depuis peu, depuis que les caprices géopolitiques de ce monde ont conduit les créatures fabuleuses à accepter les réfugiés de mille pays sur leurs terres pour les défendre contre les Si...