Ce matin-là était un jour de liesse et d'effervescence à Kenjara, le Pays Libre des Dragons.
Du moins chez les humains. Les dragons allaient et venaient, comme à leur habitude concentrés sur leurs mystérieuses affaires, leurs jeux, leurs défis et leurs plaisirs. Sur la place principale d'Assembra, l'un d'eux agacé d'avoir le passage obstrué par la foule s'envola brusquement, plaquant au sol une dizaine de personnes terrassées par l'air brassé par les terribles ailes.
Du jamais vu, puisque la place, d'une cinquantaine de mètres de diamètre, était depuis sa création le lieu de rencontre et de repos des grands reptiles. Pour que nos petites carcasses la remplissent, il avait fallu la rencontre de milliers des nôtres.
La paix était venue !
Pas une simple accalmie où nous attendions, aux aguets, que les troupes ennemies se reforment ou renoncent. Une véritable paix, signée avec les six royaumes qui nous assaillaient de toutes parts depuis la création du pays. Isadora, Grande Coordinatrice de l'Alliance et reine informelle de ce pays sans rois, partait à leur rencontre pour officialiser les accords négociés de haute lutte par des armées de diplomates et d'espions.
Pour ma part, j'étais plus préoccupé. Bien sûr, comme tous, la paix me réjouissait. Je n'avais jamais participé à la guerre, tout en étant comme tout le monde réquisitionné régulièrement pour soutenir une mission ou une autre loin du front. Remplir les chariots de ravitaillement, réparer des harnais de cuir, prendre soin des dragons loin de leurs dragonniers... tout ce qu'un modeste civil manchot pouvait faire pour soutenir les besoins militaires.
Cependant, la foule oubliait un peu vite à mon goût que nous ne célébrions pas la paix, mais une perspective de paix. Il restait encore à le signer, ce traité. Et à ce qu'aucun de nos nouveaux alliés ne le trahisse.
Je dois cependant avouer que mon humeur sombre était en grande partie égoïste. J'étais officiellement enquêteur de l'Alliance. Je portais au bras droit, sur le bandeau mauve qui signifiait que je travaillais pour le bien de Kenjara et me donnait autorité sur les civils comme sur les militaires, le blason du Service d'Enquêtes Criminelles. Service dont j'étais l'unique membre depuis sa création deux semaines plus tôt. Etant seul pour tout un pays, j'aurais cru être plus occupé.
Le fait que nul ne savait que mon service existait, et donc que nul ne respectait mon fameux bandeau mauve, n'améliorait pas mes ruminations. D'ailleurs, l'unique barrette d'or qui y était accrochée signalait mon rang bas parmi les membres de l'Alliance, dont aucun n'avait la moindre obligation de me tenir au courant de quoi que ce soit ni de me solliciter.
En un mot, j'étais en train de créer ma place, et si je ne doutais pas de son utilité, elle paraissait dérisoire face au rôle vital de l'armée et des tractations politiques.
Je m'obstinais malgré tout, même ce matin où personne ne se préoccuperait de banals meurtres alors que le pays entier était presque sauvé, à rechercher du travail. Je me rendais donc une fois de plus à l'un des nombreux quartiers généraux de l'Alliance, cette fois-ci le palais d'Essaline, reine des libellules.
Partout ailleurs, on jugerait que « palais » est un bien grand mot pour décrire le baraquement où Essaline a établi ses quartiers, qui ressemble plutôt au croisement d'une caserne et d'un couvent. La maîtresse des lieux a pourtant réussi à créer un salon mondain, une table renommée et l'unique salle de bal qu'on puisse trouver dans notre pays si neuf et encore si rustique.
Cette ancienne courtisane forme et dirige celles et ceux qu'elle appelle ses Libellules : le réseau d'espionnage d'Isadora. La réputation de ses petites protégées n'est plus à faire. Capables d'enflammer des émeutes populaires comme de séduire des rois, jouant du couteau ou du poison avec autant d'aisance que de la mandoline, parlant plusieurs langues et pouvant changer d'identité en un instant, elles sont les idoles du peuple.
Ce jour-là tout particulièrement, les quelques Libellules qui n'étaient pas en mission sur le terrain n'avaient qu'à parader en ville avec leurs bandeaux mauves ornés du blason d'Essaline pour se faire couvrir de cadeaux, boissons et nourriture à volonté.
J'étais, je l'avoue, un peu jaloux.
Je tentais de masquer ce sentiment peu enrichissant en me répétant que je ne venais pas pour rien : lors de ma dernière visite, une Libellule – dont les véritables noms et grades étaient tenus secrets, bien entendu, ce qui est toujours horripilant lorsqu'on s'adresse à elles – m'avait promis de se renseigner et de me faire savoir si elles avaient eu vent d'un crime relevant de mes fonctions.
Certes, les espionnes travaillent à l'extérieur du pays et règlent elles-mêmes les quelques troubles internes qui perturbent la paix de Kenjara. Mais j'avais bon espoir qu'elles aient négligé les crimes simples, n'entraînant pas de conséquences néfastes dans leurs missions.
Je retrouvai assez facilement son bureau, une minuscule cellule dotée pour toute fenêtre d'un soupirail grillagé, dépourvue de porte. Un rideau brodé de couleurs vives marquait la séparation avec le couloir, égayant un peu la sinistre pierre grise et protégeant sans doute l'occupante des lieux des courants d'air.
A coté de l'entrée, une petite plaquette en bois ornée d'une libellule stylisée et d'une fleur aux pétales bleus et rouges indiquait, écrit dans les trois langues principales de Kenjara et un patois sudiste que je ne parvins pas à reconnaître, le nom "officiel" de l'occupante et sa fonction : La Vieille - Répond aux Questions.
Voilà. C'était aussi sobre que flou, à l'image de l'humour étrange des Libellules, qui ont fini par composer une bureaucratie par la force des choses, mais toujours à leur manière libérée et fantasque. Pour ne pas dire bordélique.
Je frappai la plaquette, histoire de m'annoncer sans m'abîmer les phalanges sur la pierre, et attendis l'autorisation avant d'entrer.
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Kenjara - les enquêtes de Loc Reyis
Mystery / ThrillerBienvenu à Kenjara, le Pays Libre des Dragons. Et des humains, depuis peu, depuis que les caprices géopolitiques de ce monde ont conduit les créatures fabuleuses à accepter les réfugiés de mille pays sur leurs terres pour les défendre contre les Si...