Kenjara - les enquêtes de Loc Reyis

Sacrilège - 6

En quittant la chambre je croisais Uchen. Il fit mine de ne pas me reconnaitre et toqua à la porte du dragonnier : "Brile ? Au nom de l'Alliance, suivez-moi." Il y mettait à peine plus de formes que lorsqu'il m'avait enlevé dans la grande salle et je fus étonné de voir le terrible Brile lui ouvrir et le suivre sans faire d'histoires. Il devait déjà être au courant, et la présence de Chance facilitait les choses.

Je les suivis à bonne distance, cherchant quel prétexte je pourrais utiliser pour assister à l'interrogatoire officiel comme Chance me l'avait conseillé. Tous deux disparurent dans une extension appelée le salon de pierre : elle est aménagée pour que les dragons de petite taille comme Chance y soient à l'aise et au calme. Peu utilisé et à l'écart, le salon sert généralement de refuge aux humains qui fuient le vacarme de la salle commune et des dortoirs.

Inutile d'essayer d'entrer à mon tour, ma présence ne ferait que rendre Brile méfiant. Je préférai contourner l'obstacle en grimpant sur le toit. En déplaçant une tuile, je parvins facilement à avoir une ouverture qui me permettait de voir et d'entendre à ma guise.

Chance était déjà là, confortablement lové sur une large pierre. Sans hésiter Bril s'assit sur le sol dallé à la droite du dragon. Uchen resta debout, à moitié dans la pénombre, légèrement hors de vue du dragonnier qui devait tourner la tête pour parler successivement à l'enquêteur humain et au dragon.

Chance lui dit quelques mots dans la langue des dragons puis il passa à l'arcien, sans doute pour qu'Uchen – et moi – puissions suivre sans mal. Brile passa également à l'arcien sans rechigner. Chance lui posa une longue série de questions sur ses antécédents de dragonniers et ceux de sa famille, auxquelles Brile répondit fièrement. Puis l'interrogatoire tourna autour de l'or et des possessions de Foudre : quelle était exactement la richesse de l'ailes-de-nuage ? Qui le savait ? Qui en hériterait ? Et d'où venait tout cet or ?

"Pourquoi me demandez-vous cela, seigneur ? Vous le savez.

‒ Répond pour l'humain, alors.

‒ Mon maître voyageait beaucoup. Il prenait l'or là où il y en avait.

‒ Il le volait à des humains ?

‒ Jamais mon maître ne volait ! Il le prenait.

‒ Sans contrepartie ?

‒ Pourquoi faire ? Ce n'étaient que des humains. Ils n'avaient aucun droit sur l'or."

La surprise m'a presque fait glisser de mon perchoir. Je battis des bras pour retrouver mon équilibre et m'aperçu que j'étais nez à museau avec un immense dragon arc-en-ciel assis dans la cour Est, dont la tête était à hauteur de mon toit. Je lui fis mon regard le plus innocent et fis semblant d'admirer les montagnes, les bois et la cascade composant le paysage de l'auberge.

Sans se préoccuper davantage de mes manières, l'arc-en-ciel s'allongea sur les pierres chauffées de la cour et se lova sur lui-même pour ne pas déborder des lieux, ressemblant étrangement à Chance malgré leur différence de taille.

S'il était dans cette cour trop petite pour lui, ça voulait dire que la cour Ouest et la cour Centrale étaient pleines. Ce qui voulait dire que les dragons les moins influents étaient perchés aux alentours. Effectivement, en prenant réellement la peine de regarder ce qui m'entourait, je vis une dizaine de dragons accrochés à la roche ou planant en rond au-dessus de nos têtes. Un frisson me parcouru. Toute cette histoire sentait de plus en plus mauvais.

Je revins à l'interrogatoire. Visiblement les deux membres de l'Alliance avaient été beaucoup moins déstabilisés que moi par l'annonce insolite d'un dragon voleur, une annonce qui venant de son propre dragonnier a valeur de preuve. Ils étaient en train de méthodiquement retrouver toutes les victimes de Foudre qui auraient pu vouloir se venger.

Les questions se poursuivirent, mais à aucun moment Brile n'évoqua Enorielle. Quand au rôle de Foudre dans les négociations avec d'autres dragons, il le minimisa au maximum. Sa version n'avait rien à voir avec celle de la jeune femme. Entre les deux, il semblait logique de croire le vieux dragonnier tout dévoué à son maître. Pourtant je n'y arrivais pas. Des choses clochaient dans les deux histoires.

La nuit tombait peu à peu. Au-dessus de moi, un dragon-roc mince comme une salamandre a quitté son rocher, s'est laissé tomber puis a effectué un vol en rase-motte au-dessus de la cour centrale, avant de filer vers la forêt. Le bois dessinait une silhouette sombre, comme un immense dragon menaçant de s'envoler à tout moment. Je luttai pour me ressaisir. Il y avait assez de risques réels ici et maintenant, dans ma propre auberge, pour ne pas en inventer d'autres dans le paysage.

Brile sorti du salon de pierre, tout comme les deux autres. Plusieurs petits dragons les remplacèrent. Chance et Uchen s'éloignèrent vers les bois et après une rapide hésitation je les suivi. Ils m'attendaient, bien entendu, près de la silhouette que j'avais tracée à la craie l'après-midi même. Ça me semblait remonter à une éternité.