Chapitre 2.1 : la Serveuse

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Elle halète.

Les murs gris se prolongent sans cesse, interminables. Par où s'enfuir ? Comment s'échapper ? Les mains couvertes de sang, elle repousse avec maladresse une mèche de ses cheveux, et court encore, les jambes brûlantes. Plus vite. Ils la rattrapent.

Puis vient le bruit. D'abord lointain, il se rapproche de plus en plus.

* * *

Le buzz résonna plus fort.

Quand Chloé émergea de son sommeil agité, les détails de son mauvais rêve lui échappaient déjà. Front en sueur, cœur battant, elle expira lentement pour permettre à la tension accumulée de s'échapper. Elle avait cru les cauchemars définitivement chassés de ses nuits. Subirait-elle les mêmes tracas qu'après son réveil dans la ruelle, et ce dès la moindre contrariété ?

Agacée par le bourdonnement incessant du réveil, elle l'éteignit d'un coup de poignet. La tête enfoncée dans l'oreiller, ses yeux encore habitués à l'obscurité, elle contempla le plafond. Petit à petit, les fissures qui craquelaient la peinture se dessinèrent. L'esprit encore embrumé, elle suivait leur tracé aux ramifications complexes et cherchait à en retrouver la source. Une tâche impossible.

Son corps las n'agréait pas cette heure trop matinale. Sa mésaventure avec Jorda, le sort qu'elle avait employé, son évanouissement... Elle en avait trop fait. Tous ses membres s'efforçaient de le lui rappeler. Pourtant, elle ne le regrettait pas. Grâce à cette rencontre, elle avait découvert une autre facette de ses pouvoirs et mis en lumière un ennemi enfoui dans le néant de ses souvenirs : le Maître.

Si Jorda n'était pas intervenue, si elle avait poursuivi sa vie sans s'en soucier, l'aurait-il retrouvée par ses propres moyens ? Et comment se serait-elle défendue ? Jorda le reconnaissait comme un sorcier redoutable et d'expérience. D'après les souvenirs qu'elle avait glanés dans l'esprit de sa rivale, elle disait vrai. Chloé ne faisait pas le poids. S'il s'était présenté la veille au lieu de sa comparse, Chloé n'aurait sans doute pas survécu.

Au final, elle avait eu de la chance : l'intervention de Jorda l'avait mise sur ses gardes. Toutefois, le savoir ne lui apportait aucune aide. Connaître le danger est une chose, l'écarter en est une autre. La tête dans le coton, elle ne parvenait pas encore à trouver de solution satisfaisante pour se préserver. Son amnésie, et les milliers d'informations qu'elle lui avait dérobées, l'exaspérait. Lorsqu'elle en arrivait à ce stade, Chloé se remettait à gratter le vernis de ses souvenirs pour découvrir ce qu'il cachait comme l'on ferait d'une plaie pas tout à fait cicatrisée : elle avait mal, mais elle s'obstinait. Jorda et le Maître apparaissaient liés à son passé. Elle s'était vue en leur compagnie ! Et si la sorcière pouvait avoir été reléguée à l'arrière-plan, Chloé s'interrogeait encore sur la manière dont elle avait pu oublier un individu aussi terrifiant que le Maître.

Sa curiosité avivée par des années d'oubli, elle fouilla dans les méandres de ses souvenirs. Se replonger à cette époque ne lui plaisait guère, mais comment faire autrement ? Même ses pouvoirs avaient échoué à lever le mystère qui entourait les premières années de sa vie. Elle n'avait d'autre choix que de procéder à l'ancienne.

Son cœur retrouva aussitôt le rythme frénétique de son réveil. Elle l'ignora et creusa, encore et encore. La ruelle, omniprésente, lui apparaissait toujours la première, limpide. Comme le rayon de lumière, qui éclairait le sommet des murs de brique. Puis ses yeux s'habituaient à la pénombre, et apparaissait le sang. La peur, la boule au ventre.

Le vide.

Une sensation d'incomplétude, accompagnée d'une tristesse infinie et d'un désespoir si intense qu'elle avait songé à se laisser mourir au milieu des ordures. Ces violents sentiments avaient accompagné son réveil dans la ruelle ; ils formaient désormais un mur séparant la chanteuse de ce qu'elle avait été auparavant, une frontière. Plus elle tentait de comprendre leur provenance, plus son cœur s'emballait. Une angoisse incontrôlable la poignait et son esprit rechignait. Saisie de panique, elle ne parvenait pas à remonter plus loin que ce jour où Georges l'avait trouvée. En trois ans, Chloé n'avait jamais franchi ce cap.

Elle affronta ce matin-là un nouvel échec.

Déçue, elle se leva et fila sous la douche pour se préparer. Son deuxième emploi l'attendait.

Après avoir pris le bus qui menait au centre-ville, Chloé s'engagea dans les rues piétonnes. À une heure où la plupart des Clarmais se trouvaient déjà en poste, elle flâna un peu devant les vitrines et profita de la température clémente de ce début de printemps. Idéalement situé, le restaurant gastronomique dans lequel elle avait été embauchée ne payait pas de mine mais ses étoiles avaient établi sa réputation. Plusieurs personnalités venaient parfois y déjeuner, un beau monde auprès duquel elle devait paraître professionnelle.

Comme Georges n'avait pas les moyens de l'augmenter et qu'elle ne pouvait se résigner à l'abandonner, cette solution s'était imposée. Ses horaires de serveuse n'étaient guère compatibles avec ceux, nocturnes, de la chanteuse de bar ; assumer les deux comportait de nombreuses contraintes et sans ses pouvoirs, il lui aurait été difficile de tenir le rythme. En cela, ils lui avaient été d'une aide précieuse.

Devant la porte de l'établissement, Chloé aurait dû éprouver de la fierté. Pourtant, sa gorge se serrait à l'idée d'y entrer. À l'inverse du vieux bar qui lui servait de refuge, elle ne restait serveuse au restaurant que pour le complément de salaire qu'il lui apportait. Son caractère difficile ne l'aidait pas à s'intégrer à l'équipe ni à se sentir à l'aise ; les dures conditions de travail l'épuisaient, et l'ambiance dans laquelle elle devait l'effectuer mettait ses nerfs à rude épreuve. Une compétitivité malsaine incitait chaque serveur à surpasser les autres pour obtenir la prime mensuelle ; de fait, un climat tendu régnait et limitait leurs relations à la plus stricte et minimale politesse. Un enfer, à côté de l'ambiance détendue et bon enfant du P'tit Clarme.

Seulement, elle n'avait pas beaucoup d'autres choix. Son amnésie lui interdisait tout recours à un apprentissage passé, et elle ignorait si elle avait effectué des études. Dépourvue de formation, Chloé n'avait pas eu les moyens d'en reprendre une, ni de faire la difficile. Initialement embauchée comme serveuse par Georges, elle avait pu, à l'époque, se targuer d'un peu d'expérience dans le domaine. Toutefois, apporter un verre aux clients du P'tit Clarme n'avait rien à voir avec ce que l'on exigeait d'elle à La Fine Bouche. Elle avait dû apprendre sur le tas pour ne pas se faire renvoyer, avec l'aide de ses pouvoirs et de Christine.

Après un dernier soupir, elle poussa la porte vitrée et aperçut sa collègue, balai en main. Celle-ci lui fit un petit signe de la tête et poursuivit sa corvée.

— Salut Chloé !

Elle était la seule exception, l'unique rayon de lumière qui rendait ses journées supportables. Sa collègue possédait un professionnalisme et un caractère solides sur lesquels elle avait pu s'appuyer dès son arrivée. Contrairement à Chloé, elle supportait mieux la pression du métier, et à l'occasion, ne manquait pas de lui glisser deux ou trois conseils dans le creux de l'oreille. Sans elle, Chloé aurait déjà rendu son tablier. Embauchées en même temps, leur passion commune pour la musique les avaient rapprochées et ensemble, elles avaient affronté les premières difficultés : les contraintes du métier, l'exigence de leur patronne, la rigidité du règlement... tout devait être réglé comme du papier à musique. Le moindre écart prenait de terribles proportions et depuis toutes ces années, Chloé avait assisté à autant de licenciements que de démissions, pour des erreurs qu'elle considérait parfois comme négligeables. D'évidence, son seuil de tolérance excédait de beaucoup celui de leur responsable.

— Salut Christine. Alors, l'humeur du jour ?

Sa collègue grimaça.

— Rouget est sur les dents.

— Comme d'habitude...

Christine sourit puis la poussa vers le vestiaire.

— Dépêche-toi. Va te changer et mémorise le menu du jour.

— Oui, oui...

Le Démon (L'Hybride, livre 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant