Le Démon (L'Hybride, livre 1)

Chapitre 6.1 : le Contendere

Paralysée par le choc et la peur que cette voix avait insufflés en elle, Chloé ne pouvait détacher son regard de ses visiteurs. Tenue par la nuque à bout de bras, Jorda touchait à peine le sol, et ses grimaces de douleur, ses contorsions n'y changeaient rien. Derrière elle se dessinait la silhouette d'un homme.

— J'aurais dû me douter que tu n'étais pas morte, dit la voix grave.

Chloé retint son souffle lorsqu'elle reconnut le visage, entrevu la semaine précédente dans l'esprit de sa rivale : le Maître, Darmack. Il se présentait tel que dans les souvenirs de Jorda ; le crâne aussi lisse, les yeux aussi fous, hantés par cette même étincelle rouge qui ajoutait à son air diabolique. Toutefois son apparence, aussi inquiétante fût-elle, n'égalait en rien l'incroyable aura qu'il dégageait et qu'elle n'avait pas lue dans l'esprit de la jeune femme. Le sorcier disposait d'une puissance incomparable ; son pouvoir s'étirait autour de lui, semblait vouloir l'étouffer sous sa noirceur. Ce phénomène inspira à Chloé une terreur viscérale, semblable à la panique qui l'empêchait de se rappeler son passé.

— Qui êtes-vous ? articula-t-elle.

Elle regretta le timbre faible et tremblant de sa voix, qui rendit son intervention pathétique. Darmack frotta de sa main libre sa barbe en collier parfaitement taillée puis, sans crier gare, il lâcha Jorda. La jeune femme bascula en avant, trébucha avant de retrouver son équilibre. Alors qu'à sa place Chloé aurait déjà pris la poudre d'escampette, Jorda attendit. Elle croisa le regard de Chloé un bref instant, avant de se dissimuler derrière ses longues et fines tresses noires. Une telle attitude prostrée et soumise, dont témoignaient ses épaules voûtées et son regard fuyant, ne ressemblait pas à la cinglante jeune femme qui l'avait affrontée.

Cet homme avait ancré en elle une peur indéfectible.

— Oh oh, tu ne me reconnais pas ?

Sans plus s'intéresser à Jorda, il approcha de Chloé. Elle faillit en perdre tous ses moyens.

— Amnésique, c'est ça ?

Par mégarde, Chloé se laissa emporter par son envoûtant regard. Au sens littéral : Darmack prit sa conscience d'assaut. Le cri de surprise et de douleur qu'elle poussa n'y changea rien ; il s'immisça en elle, força chaque barrage, détruisit chaque obstacle pour enfin atteindre les tréfonds de son âme. Tel un cambrioleur dans un coffre, il fouilla ses pensées, dévoila ses songes, mit à jour parfois des souvenirs oubliés, parfois des désirs qu'elle aurait préféré garder secrets.

À son grand désespoir, Chloé ne lui offrit aucune résistance et comprit la rage impuissante de Jorda lorsqu'elle avait agi de même. Elle voulut contrer sa progression, mais il déjoua chaque tentative avec une facilité déconcertante. Les ravages qu'il commettait troublaient son esprit, l'égaraient, l'épuisaient et il gagnait toujours plus de terrain. Prise au piège, elle se sentait tel un insecte pris dans la toile d'une araignée, incapable d'échapper à son prédateur.

Vaincue par l'insoutenable souffrance que le sort provoquait autant que par la honte de s'être laissé piéger, Chloé ne put contrôler sa colère. Toute sa souffrance, toute sa force, tous ses pouvoirs réunis enflèrent avec une force qu'elle-même ne se soupçonnait pas. Gonflée à bloc, elle chassa l'intrus. Point de finesse, point de subtilité dans son approche, elle l'éjecta purement et simplement.

La rupture suivit, brutale. Sous le choc, elle vacilla et s'appuya contre le canapé. Maudit fût-il ! Il l'avait épuisée avant même que leur entrevue n'eût officiellement commencé ! Et il le savait. Son sourire victorieux en attestait.

Chloé douta cependant : l'avait-elle mis en déroute ou s'était-il retiré au moment de son intervention ? Elle ne sut jamais vraiment ce qui s'était produit, et s'en moquait bien : il avait disparu de son esprit.