Le Démon (L'Hybride, livre 1)

Chapitre 6.2 : le Contendere

Lorsqu'elle recouvra ses forces, Chloé se releva et entendit le tintement lointain d'une cloche. Intriguée, elle tendit l'oreille. La plus proche église se trouvait à plusieurs kilomètres de chez elle, et son carillon ne parvenait jamais jusqu'à son appartement. Il s'agissait d'autre chose. Un voisin ?

Comme issu tout droit de sa tête, le gong résonna encore, plus fort, plus insistant. On l'appelait. Où ? Elle l'ignorait, mais elle devinait ne pas pouvoir décliner l'invitation. Elle songea d'abord à Darmack et craignit qu'il ne fût en mesure de la contraindre par ses pouvoirs, puis réalisa que cet appel magique ne possédait pas la même « signature » désagréable.

Au troisième coup, une grande force l'enveloppa, et toutes ses défenses s'effondrèrent. Totalement submergée par la magie qui s'emparait d'elle, elle se laissa emporter et ses pieds quittèrent le sol – à moins que le sol ne disparut sous eux.

Consciente de ne pas faire le moindre geste, elle éprouvait pourtant la sensation tenace que son corps voyageait. Autour d'elle, une nuit irréelle la noyait dans d'insondables ténèbres où elle ne distinguait aucune forme, aucun reflet, aucune ombre. Son corps même s'y fondait. Combien de temps dura le voyage ? Une seconde ? Une heure ? Elle fut bien en peine de le déterminer. Lorsque la peur d'avoir à tout jamais quitté le monde réel devint trop forte, une haute porte cintrée de bois massif se profila devant elle. D'abord floue, ses contours se clarifièrent et sans vraiment s'en rendre compte, Chloé visualisa le couloir sombre et chaud dans lequel elle se trouvait.

Devant elle, les deux battants mesuraient chacun près de trois mètres de large, et lorsqu'elle leva le visage pour en distinguer le sommet à demi englouti par l'obscurité, elle fut prise d'un vertige. Ces proportions démesurées l'amenèrent à songer que la porte avait peut-être été conçue, à l'origine, pour une autre espèce que la sienne. Il en allait de même pour le long corridor où elle avait atterri, lui aussi très large et très haut, dont les extrêmes se plongeaient dans les ténèbres. Au plus près des torches qui encadraient la porte, les murs lisses renvoyaient des reflets mordorés mais ne réverbéraient que peu la lumière, concentrée autour de la large porte.

La magie saturait l'air et lui donnait la chair de poule. Elle flottait dans le couloir comme un parfum, la titillait et lui insufflait l'envie d'utiliser son pouvoir. Chloé tourna sur elle-même pour observer cet endroit inconnu, bien trop grand pour sa petite silhouette. Si des hommes l'avaient construit, alors leur savoir-faire forçait l'admiration ; si, comme elle le soupçonnait, une autre race d'individus s'en trouvait à l'origine, elle brûlait de savoir qui ils avaient été et pourquoi ils avaient bâti ce monument. Son imagination s'enflammait à l'idée de créatures gigantesques à l'œuvre.

Bien qu'attirée par la salle qui se dissimulait derrière la haute porte, Chloé envisagea de visiter un peu les lieux auparavant. Au loin, des lueurs ténues indiquaient l'emplacement d'autres portes, et elle aurait aimé savoir, comprendre où elle se trouvait. À peine esquissa-t-elle un geste en direction du couloir que la vague formidable lui imposa de force la porte devant laquelle elle avait atterri. Le message était clair : pas de visite. Elle devait entrer.

Après une profonde inspiration, elle rassembla son courage, attrapa le serpent en bronze enroulé autour du heurtoir et le laissa claquer contre la porte. Le coup, assourdissant, résonna à en réveiller les morts. Elle regrettait presque son geste quand une silhouette à peine plus haute que sa taille montra le bout de son nez. Sortie des ténèbres du corridor comme si elle en était née, elle se glissa devant Chloé dans un silence parfait. Toute encapuchonnée de noir, son visage restait dissimulé mais Chloé distingua la petite main qui se posait sur les épaisses planches de bois, une main sur laquelle étaient gravées deux épées croisées sur fond d'arabesques fines.