Le Démon (L'Hybride, livre 1)

Chapitre 7.1 : Deux Cafés

La rue déserte était plongée dans une semi obscurité. Par endroits, le halo orangé d'un réverbère révélait la pierre grise d'un mur, les flaques noires qui s'étiraient sur l'asphalte, ou encore les dernières lettres d'une enseigne commerciale. Aucune silhouette humaine, aucune circulation, aucune trace de vie. La nuit paraissait avancée, la zone abandonnée. Chloé jeta un regard au ciel noir, sans étoile et sans lune. Une bruine froide s'écrasa sur ses joues, ses yeux, puis un éclair zébra le ciel. Sa lueur révéla les nombreux nuages.

— Il aurait au moins pu me ramener chez moi, bougonna-t-elle.

Dans un grondement qui fit vibrer le sol sous ses pieds, elle scruta les murs autour d'elle, tout ce que les trop rares sources de lumière lui révélaient, mais elle ne reconnaissait pas les lieux. À quelques mètres, un feu de signalisation passait à l'orange, elle décida de rejoindre le carrefour dans l'espoir d'y trouver un panneau de signalisation. Arrivée au bord du trottoir, de grosses lettres parfois jaunes, parfois rouges, apparurent dans son champ de vision. Hissées sur des buildings démesurés, ces enseignes tout aussi gigantesques eurent au moins le mérite de l'aider à se situer dans la ville. Y ajoutant les commerces rares et les rues désertes, Chloé comprit qu'elle avait échoué dans le quartier des affaires. Assez loin, donc, de son appartement. L'endroit, véritable fourmilière le jour, devenait désertique à la nuit tombée. Les entreprises s'y épanouissaient, non les logements. Elle, qui n'avait pas de raison de s'y rendre, découvrait un monde inquiétant de silence. Dans les bas quartiers, ce silence-là n'existait pas.

Malgré la perspective de deux heures de marche au bas mot, Chloé ignora les bouches de métro et les arrêts de bus pour s'orienter à l'instinct vers son quartier. Elle avait besoin de réfléchir à tout ce qui venait de se passer, de s'aérer la tête.

Trop d'évènements s'étaient produits, en bien trop peu de temps. Darmack, la convocation... elle savait enfin ce qu'elle était, quel était son but. Le savoir, toutefois, ne lui rendait pas la tâche plus simple. La perspective de jouer les nounous pour le Démon afin de maîtriser ses mauvais penchants ne l'enchantait guère. Et son interdiction de tuer l'obligeait à élaborer une stratégie d'évitement ; son nouvel ennemi profiterait de tout face-à-face auquel elle n'était pas préparée et la moindre erreur pourrait lui être fatale.

Son entretien avec l'Ancien n'avait quant à lui pas fourni les réponses espérées. Sans surprise, elle avait découvert que Darmack avait été à l'origine de ses coups et blessures trois ans plus tôt, qu'il avait orchestré sa mort. Mais pourquoi ? Dans sa vision, elle l'avait entendu parler d'Aimé. S'agissait-il du même homme que celui évoqué par Georges le soir de sa mort ? Qui était-il, quel lien l'unissait à Chloé ?

Elle souffla d'agacement. Toujours plus de questions.

La réaction de Théosys, ensuite, l'interpellait. Que pouvait craindre un sorcier de son espèce ? Il s'était retenu de lui révéler certaines des réponses qu'elle attendait depuis si longtemps, et Chloé enrageait. Pourquoi tant de mystères ? Surtout pour lui affirmer qu'elle était morte ce jour-là ! Première nouvelle ! Chloé se sentait pourtant bien vivante... Que déduire de ses paroles ? Un tiers était-il intervenu pour l'arracher aux limbes ? Qui ?

Tant de questions... !

Après un quart d'heure de vaines réflexions, Chloé secoua la tête. Son esprit tournait en rond. Théosys détenait la clé d'au moins une partie de ces secrets ; tôt ou tard, elle trouverait l'occasion de lui tirer les vers du nez. Pour l'heure, il subsistait trop d'inconnues pour résoudre les équations. Ce triturage de neurones n'aboutissait pas et la rendait dingue.

Une cacophonie de voix lointaines détourna son attention. Elle s'arrêta net et les néons jaunes l'aveuglèrent d'un lumineux Sterling.

Impossible d'ignorer ce nom. Chaque grande ville possédait son palace, réputé dans le monde entier. Chloé, qui s'aventurait rarement dans le quartier, fut ravie de ce repère : elle connaissait à peu près la position de l'établissement. Grâce à lui, elle décida plus rapidement du chemin à suivre pour rentrer.