Le jour dit et en dépit des nombreuses tentatives de l'Ange pour la canaliser, une frénésie incontrôlable agita Chloé. En milieu d'après-midi, elle avait quitté le bar sous les yeux curieux de Boris, qui avait sans doute mis son énervement sur le compte de l'ouverture prochaine.
Une boule s'était nichée au creux de son estomac, alors que les questions fusaient dans son esprit. Elle allait passer la soirée avec Marc Ridge ! Partir dans sa voiture, guidée par son chauffeur, pour un tête-à-tête avec le séduisant milliardaire ! Comment garder les idées claires dans ces circonstances ?
Une fois rentrée chez elle, le premier dilemme se posa : que porterait-elle ? Elle ignorait où le prestigieux homme d'affaires l'emmènerait, toutefois elle imaginait un restaurant haut de gamme où il avait ses entrées. Hors de question d'enfiler ses sempiternels jeans. Comment s'habiller en pareille circonstance ?
Elle se précipita dans son salon, et arracha de dessous la table basse un catalogue de prêt à porter féminin pour se donner de l'inspiration. Ses pouvoirs feraient le reste.
À cette idée, elle sentit une pointe de réprobation de l'Ange, qu'elle ignora, tout simplement. Elle se moquait d'utiliser les pouvoirs de l'Ange Suprême, prévus pour lutter contre le mal, afin de se trouver une tenue adéquate ! Cette tenue importait !
Elle dénicha une robe noire près du corps, qui lui arrivait au genou et dénudait ses épaules. En la matérialisant sur elle, elle tourna plusieurs fois devant le miroir afin d'inspecter son reflet. Séduisante, mais pas vulgaire. Cette petite robe ne semblait pas hurler « mets-moi dans ton lit ce soir », ce qui lui convenait très bien. Elle n'avait pas connu de vraie intimité avec un homme depuis son amnésie, à l'exception de ses brèves réminiscences de Nicolas. Dans tous les cas, elle ne se sentait pas prête à plonger dans le lit de cet homme, qui restait avant tout un inconnu.
Et si... susurra une partie de son esprit.
— J'aurais dû en parler à Christine. Elle aurait su me dire quoi faire.
Prête à décrocher le combiné, l'Ange arrêta son geste.
« Si tu souhaites une hystérie collective, appelle Christine. À la seconde où tu lui diras avec qui tu t'apprêtes à dîner, elle deviendra incontrôlable et avant de te préparer, tu devras la gérer. »
Il marquait un point. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle Chloé n'avait pas parlé de ce rendez-vous à son amie. Elle adorait Christine, mais refusait de subir son harcèlement après lui avoir confié ce secret. Peut-être lui en toucherait-elle un mot après le dîner, suivant la tournure des événements, mais pour l'heure, Chloé abandonna cette idée.
Seule avec les conseils de l'Ange, elle compléta sa tenue en usant sans restriction de ses pouvoirs. Sa garde-robe n'avait jamais comporté de vêtements ni d'accessoires pouvant être qualifiés de « chics », seulement des vêtements passe-partout, simples et agréables à porter. Seules quelques robes clinquantes, prévues pour la scène, détonnaient du lot de ses habituels jeans et tranchaient sur les couleurs neutres.
Elle termina ses préparatifs bien à l'avance et tourna comme un lion en cage jusqu'à vingt heures précises, heure à laquelle la somptueuse voiture fit son apparition sous la fenêtre de son appartement. D'un coup de klaxon, le chauffeur lui signifia sa présence, puis quitta l'habitacle et leva les yeux vers l'immeuble, une cigarette en main.
Plus nerveuse que jamais, Chloé enfila sa veste, attrapa son sac à main, réussit à descendre les escaliers sans se tordre la cheville du haut de ses talons. Arrivée dans le couloir d'entrée, elle croisa Antoinette, un balai en main, qui reluquait d'un œil curieux et appréciateur le véhicule stationné devant l'entrée.
— Sacrée bagnole, murmura-t-elle. Mademois...
Elle s'arrêta net en contemplant cette fois la jeune locataire des pieds à la tête, perplexe.
— Dites pas que c'est pour vous ? s'exclama-t-elle.
Chloé lui adressa un sourire gêné, sans ralentir ni lui répondre. Elle aurait toutes les peines du monde à lui expliquer – et n'en avait pas la moindre envie.
Elle descendit les dernières marches et salua le chauffeur, en costume de rigueur. Des lunettes de soleil masquaient ses yeux ; leur utilité était plutôt discutable, compte tenu du ciel nuageux de ce début de soirée.
— Bonsoir...
— ... Bonsoir, répondit-il avec un temps de retard. Vous êtes la jeune femme de la dernière fois ?
Elle acquiesça, amusée par son incrédulité. Il s'agissait du même homme qui l'avait reconduite chez elle après ce café improvisé. Après réflexion, elle comprenait ses difficultés : les cheveux et les vêtements trempés, elle ne lui avait sans doute pas laissé la même impression.
— J'ai failli ne pas vous reconnaître.
— Quand je ne suis pas prise au dépourvu, je sais faire quelques efforts !
Il se permit un petit rire, jeta sa cigarette et lui ouvrit la portière.
— Je vous en prie. Monsieur Ridge vous attend.
Elle s'installa et il reprit sa place au volant.
Intriguée quant à l'endroit où la mènerait ce voyage, elle s'accouda à la portière et posa son regard sur l'extérieur, dans l'espoir d'y apercevoir des indices sur sa destination finale.
Le paysage défilait par-delà les vitres teintées, et la grisaille des hauts et vieux immeubles de Clarme cédèrent la place aux gigantesques buildings du quartier des affaires. Suivirent les pavillons de banlieue, tous identiques les uns aux autres, et enfin les quartiers chics. Somptueuses villas et imposants manoirs se succédaient, parfaitement entretenus. Peu de constructions se laissaient voir depuis la route, et Chloé dut souvent se contenter d'observer des grilles derrière lesquelles se bousculait une végétation florissante. Des trottoirs impeccables, s'ornaient de platanes verdoyants, plantés à égale distance les uns des autres. Quelques rares voitures stationnaient devant les grilles et faisaient étalage supplémentaire de la richesse des résidents.
Des voitures de police sillonnaient régulièrement les lieux. Chloé n'en avait jamais tant croisées ; il y avait fort à parier que les occupants des lieux engageaient même des sociétés privées afin de se charger du maintien de l'ordre. Finalement, elle se rendit compte que jamais elle n'avait mis les pieds dans cette partie de Clarme, qui la dépaysait totalement de celui de l'Usine. On aurait dit un autre monde.
Après une dizaine de minutes, la voiture ralentit sa course et s'arrêta devant une gigantesque grille d'acier forgé. Les barres de métal s'entortillaient les unes dans les autres à la façon d'un pied de vigne magnifiquement imité, les tiges et les feuilles s'enchevêtraient les unes dans les autres de façon presque naturelle. Chloé prit le temps de l'admirer ; sans l'éclat luisant du métal ni le parallélisme des tiges, qui mettaient la puce à l'oreille, un deuxième coup d'œil aurait été nécessaire pour faire la différence.
Elle tendit le cou pour voir ce qui se cachait à l'intérieur, mais l'épaisse broussaille l'empêchait de distinguer ce qui se tapissait derrière. Ses efforts ne payèrent que lorsque le grand portail s'entrouvrît. Les grilles s'écartèrent, et le véhicule s'engagea enfin sur l'allée, sous l'objectif attentif de caméras de surveillance.
Une immense villa se dressa au fur et à mesure de leur avancée, surplombant les arbres et les buissons qui la masquaient de l'extérieur. Stupéfaite, Chloé sursauta lorsque le chauffeur stoppa le moteur et sortit afin de lui ouvrir la porte. Encore stupéfaite, elle se hissa à l'extérieur du véhicule. Souriant, son hôte était venu l'accueillir.
— Bonsoir.
— Bonsoir, répéta-t-elle, hébétée.
Troublée par l'immensité de la villa et la beauté des lieux, Chloé ne réalisait pas encore la situation.
— C'est... c'est chez vous ? s'enquit-elle en jetant des regards curieux tout autour d'elle.
— Oui.
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Le Démon (L'Hybride, livre 1)
Fantasy~ HISTOIRE TERMINÉE ~ Dans une France alternative, aux alentours de l'an 2000. Le P'tit Clarme, un vieux bar aux relents d'Amérique des années 50. Chloé y chante presque tous les soirs, pour un public désenchanté qui ne remarque presque plus sa prés...