Le Démon (L'Hybride, livre 1)

Chapitre 19.1 : les Boîtes d'Ébène

Assise sur les marches à l'entrée du bar, le menton sur les poings, Chloé regardait la rue sans vraiment la voir. Les rares riverains qui passaient par là ne lui accordaient de toute façon aucune attention. Trop de mauvaises bandes circulaient dans le coin et chaque regard pouvait attirer des ennuis, s'il était mal interprété.

Depuis une heure au moins, elle faisait le point sur sa vie... et ses conclusions ne la réjouissaient pas. Trois années qu'elle fréquentait le quartier et son bar emblématique. La chanteuse avait disparu et laissé place à une gérante maladroite. Sa véritable identité demeurait un mystère. Certes, elle avait retrouvé une grande partie de sa mémoire, mais elle ignorait encore tout de Clara. Sa famille... sa véritable famille... existait-elle encore, quelque part ?

À l'idée que ses seuls souvenirs lui provinssent de Darmack, une colère sourde monta en elle. Même par curiosité, jamais elle n'aurait dû accepter un tel traitement. Surtout qu'à mieux y réfléchir, qu'avait-elle vraiment appris ? Elle avait seulement retrouvé ses peurs d'antan.

Dépitée, elle pouffa de rire. Depuis toujours, elle s'était bornée, presque évertuée à faire les mauvais choix. Ses propres mains avaient même mis fin aux jours de l'homme qu'elle aimait ! Et après son mystérieux retour parmi les vivants, qu'avait-elle fait ?

Rien.

Elle n'avait jamais vraiment cherché à retrouver ses racines. Son réveil à moitié morte dans la ruelle... ce sang, ces bosses, ces blessures... Encore aujourd'hui, des images de sang, de violence hantaient sa mémoire. Fermer les yeux ne l'aidait pas à en chasser le souvenir. Elle avait commis des actes horribles... peut-être était-il temps de faire amende honorable, de faire le bien – et bien le faire ! – afin de rattraper ses erreurs.

Elle resserra sa veste sur elle.

L'Ange... Son fardeau était de rétablir l'équilibre avec le Démon. Cette tâche, Chloé ne l'avait jamais cherchée ni désirée. Personne ne lui avait demandé de vivre sur cette corde raide, à sans cesse se demander quand Darmack passerait à l'action, qui serait sa cible, comment il s'y prendrait... pourtant elle devait parvenir à le canaliser. Elle ne pouvait pas le laisser continuer à agir à sa guise. Qu'adviendrait-il du monde s'il se libérait de l'entrave que représentait l'Ange ? Consciente d'être à ses yeux un bien piètre adversaire, Chloé relativisait : au moins, tant qu'il s'intéressait à elle, son insatiable soif de pouvoir, de violence et de haine se focalisait sur une personne en mesure de se défendre.

Un flocon troubla ses pensées.

Chloé releva le menton et aperçut la masse compacte de nuages, d'un blanc opaque et impénétrable, presque brumeux. De minuscules flocons tombaient tout autour d'elle, puis fondaient sitôt qu'elles touchaient le sol. Inquiète, elle se leva et exacerba ses sens de sorcière pour déterminer s'il s'agissait là de magie : au mois de mai, personne n'attendait de neige à Clarme ! Si la ville subissait parfois de tardifs assauts de froid, jamais encore elle n'avait assisté à une telle scène ! Et pourtant... ce détraquage du temps ne relevait pas d'un sort – aucun qu'elle pût percevoir. Abasourdie et pas assez chaudement habillée, elle retourna à l'intérieur du bar.

— Quelque chose ne va pas ? demanda Jérôme, assis au comptoir devant un verre de bière.

Toujours souriant, toujours de bonne humeur. Comment parvenait-il à paraître si joyeux ? Elle soupira et s'assit à côté de lui.

— Il neige, dit-elle, laconique.

— Ah non, Chloé... tu m'as habitué à mieux en termes de blagues, répliqua-t-il en souriant.

— Non, mais... Je suis sérieuse. Il tombe de la neige dehors.

L'humoriste leva un sourcil puis secoua la tête.