Sous le regard curieux d'une bande d'adolescents, Georges sortit de l'épicerie du quartier. Partagé entre le plaisir d'avoir déniché un magasin encore ouvert à cette heure et sa colère d'avoir accepté une requête infondée sans discuter, il contempla le fruit de ses recherches. Dans leur sachet de plastique, les feuilles séchées le narguaient.
— Il aurait pu y aller lui-même, ronchonna-t-il. Et j'aurais dû le lui dire tout de suite...
Il secoua la tête, agacé. Aimé, l'un des fidèles clients du bar, l'avait chargé d'acheter de la sauge, un samedi soir. Course qui relevait, selon lui, de la plus haute urgence, et Georges aurait bien aimé savoir laquelle : un besoin irrépressible de faire la cuisine ? Il pouffa de rire devant cette absurdité. Aimé avait forcément perdu la tête... et lui aussi, pour avoir foncé tête baissée à la recherche d'une herbe aromatique !
Après un soupir exaspéré, Georges reprit son chemin sans presser le pas. Au moins, la douceur de cette soirée estivale donnait du charme à son incompréhensible périple. Souvent dans son bar à cette heure, il avait perdu l'habitude d'admirer la ville au coucher du soleil. Tout paraissait si calme, si tranquille...
— Te voilà !
Georges stoppa net avant de percuter son ami, surgi de nulle part. Surpris, il s'attarda sur ses vêtements ; Aimé n'avait jamais caché ses origines africaines, mais il n'avait jamais revêtu devant lui le boubou traditionnel de son pays. La tournure que prenait cette soirée l'intriguait.
— Tu as ce que je t'ai demandé ?
— Tiens, lâcha Georges en lui plaquant les herbes contre la poitrine.
— Ah... Je te remercie, mon ami.
D'un geste fluide, Aimé rattrapa son précieux paquet. Tandis qu'il le glissait dans son col ouvert, son sourire s'estompa. Georges ne s'était pas attendu à des hurlements de joie, mais il n'avait pas non plus envisagé cette gravité, cette résignation. Venait-il de lui remettre un poison violent ou de simples petites feuilles d'herbe de cuisine ?
Les deux hommes se côtoyaient depuis près de vingt ans. De part et d'autre du haut comptoir, Georges servait presque quotidiennement à Aimé un café ou un verre de vin. Le plus fidèle client du P'tit Clarme portait les traits d'un homme sans âge, aimable, agréable, mais de toute évidence tourmenté. Un étrange énergumène. Plus d'une fois, Georges avait tenté de l'amener à parler de ses tracas, mais Aimé avait toujours gardé ses secrets. Le mystère dans lequel il s'enveloppait aiguisait depuis toujours la curiosité, et de nombreuses rumeurs couraient à son sujet. Georges refusait d'entrer dans ce petit jeu et faisait son possible pour garder sur lui un œil objectif. Au fil du temps, il avait pris le parti de lui proposer quelques heures de détente plutôt que de l'abandonner à ses tourments ou de le harceler de questions. Parler de la pluie et du beau temps, débattre de leur interprétation préférée des titres du grand Satchmo ou plaisanter sur le manque de talent des pseudo-artistes qui s'égosillaient sur la minuscule scène du bar constituait leur routine. Derrière ses silences et ses froncements de sourcils, Georges devinait un réel besoin de se confier mais se rendait à l'évidence : après tant d'années, s'il avait dû jouer le rôle du confident, il le serait déjà. Une réserve avait toujours subsisté entre eux, une barrière invisible qui les empêchait de se livrer l'un à l'autre. Aussi, plutôt que de se lancer dans un interrogatoire en règle, il l'aborda avec l'ironie qui le caractérisait :
— Et depuis quand la cuisine africaine se prépare à base de sauge ?
Surpris, Aimé planta son regard dans celui du quinquagénaire puis éclata d'un rire sonore. Si son visage se détendit, ses yeux conservèrent leur nuance d'inquiétude.
VOUS LISEZ
Le Démon (L'Hybride, livre 1)
Fantasía~ HISTOIRE TERMINÉE ~ Dans une France alternative, aux alentours de l'an 2000. Le P'tit Clarme, un vieux bar aux relents d'Amérique des années 50. Chloé y chante presque tous les soirs, pour un public désenchanté qui ne remarque presque plus sa prés...