Chapitre 8.3 : Infaillibles Soutiens

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Elle avait rarement eu l'occasion de la voir vide. Elle arrivait toujours en début de soirée, et les trois ivrognes étaient déjà là, perchés sur leurs tabourets, un verre à portée de main. Parfois, un ou deux autres clients s'étaient installés à une table et semblaient oublier leurs déboires dans un verre d'alcool. Gilles, le barman qui avait précédé Éric, s'accoudait souvent au long comptoir pour la saluer d'un clin d'œil quand elle arrivait ou lui lancer du « salut p'tite tête ! », afin de la faire enrager. Lui aussi avait disparu sans laisser de trace, avant d'être remplacé par Éric. Qu'était-il devenu ? Georges ne l'avait jamais éclairée sur les raisons de son départ.

Boris fit cliqueter l'interrupteur et les appliques dispensèrent leur lumière feutrée dans la pièce sans fenêtre. Il régnait encore dans l'air des relents de cigarette mêlés à l'odeur de la cire utilisée pour briquer l'estrade. Les chaises en désordre lui rappelaient l'urgence dans laquelle ils avaient vidé l'établissement. Elle frissonna.

— Pendant ton absence, l'inspecteur qui s'occupe de l'affaire, Nathalie Range, est passée. Elle a relevé quelques indices dans le bureau.

— Elle a une piste ?

— Pas vraiment. Le coupable n'a pas laissé beaucoup de traces derrière lui. La seule chose dont elle est certaine, est que celui qui a fait ça est un pro. C'est tout ce qu'elle a bien voulu me dire.

Chloé s'arrêta net et dévisagea son collègue.

— Un pro ? Mais qui irait engager un tueur professionnel pour assassiner un tenancier de bar ? Georges n'était pas un trafiquant ! Si encore il avait trempé dans des affaires louches...

Mais savait-elle réellement tout de lui et de sa vie ? Après tout, elle-même cachait un lourd passif...

Éric balaya ses inquiétudes d'un hochement de tête.

— Ça m'a surpris aussi quand elle m'en a parlé. Personne n'avait de motivation suffisante pour faire exécuter un homme comme lui. Un passage à tabac, je n'aurais pas plus apprécié mais j'aurais pu comprendre ; Georges avait la foutue habitude de fourrer son nez où il ne faut pas... Mais il n'y avait pas de trace de lutte. C'était une exécution en bonne et due forme.

Georges, tué par un professionnel ? Ça n'avait pas de sens. Cette simple idée la révoltait : Georges n'avait rien à voir avec ce monde ! Certes, il n'était sans doute pas blanc comme neige, mais de là à tremper dans de ce genre d'affaires... Sur quel motif pouvait-on recourir à une telle violence ?

— À moins qu'il ait été témoin d'un trafic de plus grande envergure, dit-il.

Chloé le dévisagea avec intérêt.

— Tu penses ?

— Range m'a rien dit, mais à mon avis elle penche pour cette hypothèse.

Éric s'installa sur un tabouret et fixa sa collègue de ses yeux sombres.

— Il me manque.

Elle sentit les larmes remonter, menacer de se déverser comme ce soir où tout avait basculé.

— C'est plus pareil sans lui, ajouta Boris, toujours posté près de la porte.

Elle inspira profondément et contempla une nouvelle fois la pièce tristement déserte. Ce comptoir en marbre, ces tabourets d'une autre époque, ces tables en formica, ces banquettes abîmées, la peinture écaillée... tout lui rappelait Georges et les trois années d'insouciance qu'elle y avait passées. Il avait construit ce bar, l'avait fait vivre, lui avait donné sa vie, et y était mort. Les locaux du P'tit Clarme étaient plus que jamais imprégnés de sa présence et se retrouvaient, eux aussi, orphelins.

Le Démon (L'Hybride, livre 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant