IX - Plic ploc, pourquoi ? (2)

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C'est horrible.
Non, c'est abominable.
En fait non, c'est tout simplement atroce.
C'est délirant, aberrant, inouï, inhumain...
Je suis horrifiée. J'en perds mes mots.

- Madame, c'est vrai ?

Ma voix tremble un peu et quelques larmes jaillissent instantanément au coin de mes yeux. Mais la marchande plisse son front et hoche gravement la tête :

- Oui ma puce, c'est vrai.

- Je... Je...

Plic ploc, plic ploc... C'est la pluie ou ce sont des larmes ?

- La Berlue est très méchant.

Voilà. Je ne peux rien dire de plus et de toute façon l'effroi me coupe la parole.

Suicidée. Quand la vie est si belle !

- Elle était donc bien désespérée...

- Je ne sais pas si j'aurais dû t'en parler, ma puce.

- Maintenant c'est trop tard. Au-revoir madame.

À peine ai-je tourné les talons qu'Azel et Isak me sautent dessus, inquiets.

- C'est grave ?

- Au fil de ses spectacle, La Berlue voit sa popularité augmenter quand il en est à son quatrième cœur brisé. La dernière fille à avoir été éconduie s'est suicidée.

À quelques pas de moi, une bagarre éclate. Deux hommes finissent par tomber à terre, tout en continuant de se taper. Quelques personnes tentent de les séparer mais les coups sont trop rapides et les deux hommes trop forts. Il pleut toujours : plic ploc. La police arrive.

À ce moment-là, la marchande de sucres d'orge prend Isak d'une main, moi de l'autre et invite Azel à nous suivre. Elle nous sort rapidement de cette place dangereuse et nous fait des gros yeux :

- Quand vous voyez de pareilles scènes, pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous ?

- Est-ce que c'est souvent comme cela, le monde ? Demandé-je timidement.

- Ah ! Tu es comme cela, toi... Tu réponds par une question. Eh bien, ma puce, non. Du moins, c'est rare sur cette place. Rentre chez toi maintenant. Cela peut devenir vraiment dangereux. Et d'ailleurs, je crois que je vais ranger mon étalage et faire de même.

Je me tourne vers mes amis et leur adresse un rapide clin d'œil. Ils rient sous cape, devinant bien que notre enquête peut devenir intéressante en ce jour de crise.

- Qu'ordonne aujourd'hui sa très gracieuse altesse ? Pouffe Isak une fois la marchande partie.

- Premier ordre du jour : me laver les pieds dans cette fontaine. Deuxième ordre : sourire, dire "bonjour" et "tu es beau" à toutes les personnes que vous rencontrerez ; je vous autorise également à leur rendre service ! Troisième ordre : explorer la maison secrète de La Berlue. Allez, allez... Mais qu'est-ce que vous attendez ?

Mes deux amis sont pliés en deux de rire. Leur joie de vivre détonne même un peu trop dans cette ville actuellement en pagaille. Mais tant pis. Après la dispute, cela fait plaisir de nous voir réconciliés.

- Bonjour monsieur, vous êtes très beau, vous savez ?

- Bonjour madame, que vous êtes belle, c'est extraordinaire !

Isak se laisse même aller à quelques courbettes mais il donne l'impression de se moquer alors je l'arrête. Notre travail est très sérieux.

Nous coupons les passants dans leurs gesticulades et ramenons des sourires. Le monde est beau, beau, beau ! Et mon château est le plus beau du monde !

Emporté dans son élan, Isak grimpe sur une chaise et s'époumonne :

- Mesdames et messieurs, je vous souhaite tout le bonheur du monde !

Il est fou. Je l'attrape par la main et l'entraîne vers ce quartier plus silencieux. Comme une chappe de plomb, le silence revient. Finis les rires, place au travail sérieux !

La maison est encore habitée. Isak vient reprendre gravement sa place de mendiant. Azel et moi nous cachons.

- Ne perds pas ta pureté, princesse. Ris ! Tu n'oubliras pas de rire ?

- Je n'oublirai surtout pas d'aimer. L'inconnu et le particulier.

- Isak est assis dans la boue, observe encore Azel. Il a beaucoup de courage.

-Et toi ? Oubliras-tu d'aimer ? Riras-tu ? As-tu du courage ?

Pour toute réponse, Azel me jette un drôle de regard, avec des yeux humides. De la pluie ou des larmes ? Il me prend la main d'un geste pensif, presque sans y penser, et la serre doucement. J'ai la gorge nouée.

Isak est toujours assis dans la boue un peu plus loin, d'une immobilité terrifiante. Il fixe du regard droit devant lui et de là où je me tiens je peux deviner la dureté de ses traits.

Comme le temps passe lentement, je fixe mon attention sur les gouttes devant moi qui glissent de la gouttière. Cette pluie ne s'arrête donc pas ? C'est triste, mais cela ne fait rien : le monde est beau ! La pluie est jolie d'ailleurs : elle scintille...

- Attention !

Azel me tire un peu plus dans l'ombre et m'oblige à m'accroupir. La porte vient de s'ouvrir. Deux hommes en sortent silencieusement et, après un bref coup d'œil à Isak, prennent la direction de la ville. Nous attendons quelques instants cachés avant de nous précipiter à l'intérieur.

- La pluie va laisser des traces, murmure Azel.

- Et comment veux-tu qu'ils devinent à qui appartiennent ces traces ?

Ma réplique fait mouche. Nous commençons les recherches... Il ne semble pas y avoir beaucoup de paperasses par ici. Frénétiquement, nous passons tous les tiroirs en revue. Combien de temps avons-nous ?

- Il y a une lettre commencée, ici ! S'écrie Azel. "Cher ami, le trouble grandit dans la ville. Quand vous m'en donnerez l'ordre, je..."

- C'est tout, m'écrié-je dépitée !

- Il est prudent. Isak, est-ce que ça va ?

Mon ami sursaute et fronce les sourcils. Il semble particulièrement soucieux. Serait-ce ce qu'il vient d'entendre ?

- Il faut que je vous dise, murmure-t-il doucement.

- Isak ?

- Les deux hommes se disputaient quand je me suis assis. Le compagnon de La Berlue voulait le dénoncer. Il éprouvait des remords, de la culpabilité. Mais La Berlue, d'une voix étrangement douce, le rassurait : "tu verras, mon ami : tes soupçons disparaitront quand nous aurons vaincu. C'est le pouvoir de la puissance, comme une addiction. Je n'ai jamais rien vu de plus réjouissant qu'une multitude d'hommes à mes pieds. Regarde comme ces jeunes sont fous de moi... Mon ami, le pouvoir, c'est le bonheur."

- Tais-toi Isak. Princesse, s'il dit vrai, à quoi sert d'aimer ? Toi, tu es une enfant. Lui c'est un adulte : il a sûrement raison.

- Chut Azel... Aimer, cela sert à...

Mon château de sableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant