Jamais Kardal n'avait ressenti un tel mélange de soulagement et d'appréhension. Soulagement, car il était enfin libre. Appréhension, parce qu'après tant de temps, le changement l'effrayait et l'espoir lui faisait peur.
C'est pourquoi il se tenait dans l'expectative, debout dans cet endroit mal éclairé, face à un petit groupe d'êtres qui étaient incontestablement des humains.
Or, eux aussi semblaient attendre quelque chose. Un geste ? Des paroles ? Il se lança :
— Je ne sais pas qui vous êtes... mais je vous remercie. Merci de m'avoir fait sortir de là.
Il avait des difficultés à s'exprimer, ce qui ne l'étonnait pas. Dans sa prison de pierre et de terre, il parvenait, grâce au faible changement de luminosité, à compter les jours. Et selon ses calculs, cela faisait plus de six millions de jours qu'il n'avait pas parlé à un être humain.
Alors qu'il se demandait s'il y avait une quelconque utilité à tenter de communiquer avec des personnes qui ne pouvaient définitivement pas parler sa langue, celle qui portait des habits blancs lui répondit en mimant une sorte de révérence :
— Ce n'est rien. Un plaisir, vraiment !
— Tu dis n'importe quoi, lui reprocha un autre membre du groupe.
Il continua en s'adressant à Kardal, qui était étonné qu'il puisse les comprendre :
— Nous n'avons rien fait, ce n'est pas nous qui vous avons envoyé ici. Nous sommes comme vous.
— Comme moi ?
— Je veux dire, précisa l'autre, que nous aussi, nous avons été amenés ici. Par ceci ! s'exclama-t-il en désignant quelque chose sur l'avant-bras de Kardal.
Celui-ci porta son poignet à hauteur de ses yeux. Il y pendait une chaînette de métal, à laquelle était attachée une pierre.
— C'est ces pierres qui en sont responsables, poursuivit le petit être. Ce sont elles qui nous ont tous transportés dans cette salle.
— Ce n'est pas à moi, objecta le géant. Je n'ai jamais vu cette pierre de ma vie.
— Pourtant, vous la portez, remarqua un membre du groupe qui n'avait pas encore parlé.
Il était torse nu et était équipé de deux épées croisées dans son dos.
« Porter » était un grand mot, vu que le pendentif pendouillait à son bras, mais Kardal réfléchit. Il n'avait pas cette pierre lors du cataclysme, et il ne l'avait certainement pas personnellement acquise lorsqu'il était bloqué sous les gravats. Mais vu qu'il ne pouvait pas bouger la tête ou voir ses membres, la réponse la plus logique était qu'on la lui avait passée au bras.
— Peu importe, fit le géant. Donc les pierres viennent ici, et emportent avec elles leurs porteurs. Et ensuite ? Pourquoi font-elles cela ?
Un mélange de haussements d'épaules et de moues peu convaincues s'ensuivit et la première personne à s'être exprimée lui répondit :
— Aucune idée. Non, vraiment, nous n'en savons rien. Vu que nous sommes parvenus à la conclusion qu'il en manque toujours, on attendait simplement qu'elles arrivent toutes. Et d'ailleurs, je propose qu'on continue à attendre, mais près du feu.
— Bonne idée, approuva le guerrier aux épées. Il fait beaucoup plus froid qu'à Akachi, ici.
— Ça, c'est aussi parce que tu es presque nu.
— Ah, oui, réalisa-t-il.
Quelques heures plus tard, assis devant les cendres de la flambée, Kardal regardait se lever l'aube au dehors tandis que les autres dormaient. Avant de se coucher, ils s'étaient présentés et lui avaient résumé ce qu'ils savaient. Ils lui avaient également proposé de la nourriture, qu'il avait poliment refusée.
C'était vraiment des êtres étonnants, divers, pleins de vie, et Kardal avait décidé qu'il resterait avec eux jusqu'à ce qu'ils en apprennent plus sur cet endroit et sur la raison de leur présence. Ce qui signifiait que pour le moment, il montait la garde et attendait de voir si quelque chose apparaîtrait sur les blocs de pierre.
Il s'était spontanément porté volontaire pour ce rôle, et pas seulement parce qu'il ne ressentait plus la fatigue et n'avait pas besoin de dormir. Il avait aussi voulu profiter du calme de la nuit pour réfléchir, car tout ce qui lui arrivait représentait beaucoup d'animation après des millénaires où il ne s'était strictement rien passé.
Il s'était penché sur ce qu'il ressentait — l'appréhension, le soulagement, avaient rapidement laissé la place à de la curiosité. Il n'était guère plus qu'un reflet de ce qu'il avait été, mais il était aussi moins vulnérable, et avait rationnellement estimé qu'il ne craignait rien.
Bien sûr, il aurait aimé pouvoir retourner à Karst, en fouler le sol aride de ses pieds, pleurer ses amis disparus, mais pour le moment... Il était curieux.
Le soleil jeta un premier rayon devant l'entrée de la tour, et Kardal remarqua que Gheor était réveillé. Le militaire se redressa péniblement, avec l'air de quelqu'un qui avait mal dormi. Lorsque Kardal tourna la tête dans sa direction, il le regarda fixement, comme s'il essayait de voir au-delà de son heaume, comme s'il voulait percer l'obscurité derrière les ouvertures qui étaient à l'origine conçues pour ses yeux.
— Rien de neuf ? demanda-t-il alors qu'il connaissait déjà la réponse.
— Non, répondit placidement Kardal.
Gheor soupira :
— Je ne pense pas être un pessimiste. Je suis simplement un réaliste dans une situation pourrie. Et je vais te dire ce qui va se passer. Par un coup du destin, le truc qui nous a balancé ici ne va plus fonctionner et les personnes manquantes resteront manquantes. Conséquence, la boucle, ou l'opération, ou je ne sais quoi, ne sera jamais terminée et la suite logique des événements ne se déclenchera pas. Personne ne viendra nous donner des explications, personne ne nous proposera de rentrer chez nous et on sera livré à nous-mêmes.
— Je ne pense pas être un pessimiste, mais en fait, je suis totalement un pessimiste, se moqua Iria en imitant la voix du militaire.
Kardal ne l'avait pas vue bouger. Elle avait dû se réveiller avant Gheor et était restée immobile, à les écouter.
— Franchement, quel ramassis de conneries, poursuivit-elle. Oui, je suis d'accord, le fait que les quatre dernières pierres ne soient toujours pas là n'est pas normal, pour autant qu'on puisse parler de normalité dans notre situation. Et elles n'arriveront certainement pas. Mais tu t'attendais vraiment à trouver quelqu'un, ici, qui vienne t'annoncer que l'expérience était un succès, ou qui te demande d'aller lui chercher cinq fleurs différentes si tu voulais qu'il te renvoie chez toi ?
— Ça me paraîtrait plus plausible que de croire ces pierres douées de volonté. Et les provisions, elles sont venues en marchant ?
— Que quelqu'un les ait apportées ne signifie pas qu'il s'agit du responsable de notre situation. Tout cela, fit-elle en désignant l'entièreté de la salle, c'est un rituel. Le genre de rituel dont seuls quelques fanatiques garderaient le souvenir, ce qui expliquerait la nourriture. Mais de toute façon, rien de cela n'a d'importance, parce que je vais te dire, moi, ce qu'on va faire. On va sortir d'ici, sinon on mourra de faim, et ensuite on explorera les vastes possibilités qui nous sont offertes.
Son agitation avait terminé de réveiller les membres du groupe qui dormaient encore :
— Iria, on ne peut pas risquer d'abandonner derrière nous d'éventuels alliés, objecta Eaal.
— Tu peux me préciser ce que tu veux dire par « vastes possibilités » ? demanda Steven. Parce que quand c'est toi qui le dis, j'ai l'impression que tu veux conquérir toute la région et t'en proclamer reine.
— Merci de l'idée, Steven. Et, Eaal, soyons réalistes. Nous sommes tous arrivés en l'espace de deux heures, voire trois. Là, on attend depuis hier soir. Ces pierres ont dû se perdre, être brisées, qu'importe. Les seuls alliés que l'on peut se faire, ils sont dehors, et il est temps qu'on aille les rejoindre.
Gheor ne semblait pas convaincu, et Kardal devina que le militaire pensait maximiser ses chances de retourner chez lui en restant dans la tour. Mais Iria avait raison quand elle évoquait leur manque de ressources, et la force avec laquelle elle présentait sa vision des choses poussa les cinq autres à la suivre.
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Syol - Parallèle Zéro
FantasySix personnes. Un monde inconnu. Pas la moindre indication. À l'origine, elles vivaient chacune leur vie de leur côté, avec leurs rêves et leurs peurs. Mais sur Syoliqa, dans le Parallèle Zéro, leur passé ne compte pas. Les idéologies n'ont plus de...