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Chez moi, mon père était dans son fauteuil à regarder la télévision, il ne la regardait qu'une fois par jour, de dix-neuf heures à vingt heures, pour les actualités de la région principalement. Durant les informations nationales il se servait son apéritif, puis le second et ensuite, une fois le journal télévisé terminé, il se mettait à préparer le repas jusqu'à ce que ma mère rentre, environ trente minutes plus tard. Je lui dis que j'étais rentrée, il me répondit par un "hum-hum" et je me dirigeais vers ma chambre afin de ranger le sachet fraîchement acquis et m'en rouler un. Il me sauta aux yeux dès que je fis mon entrée dans la pièce, posé là, contre ma chaîne Hi-Fi se trouvait un grand cadre en bois, de couleur bleu, au format A4. Je n'eus aucun doute quant à son utilité, comme sur l'identité de celui qui l'avait déposé là. Avant de faire quoi que ce soit d'autre, je pris le cadre et y mit le dessin de Mathilde. Merci papa. Une fois refermé, je me rendis compte que le cadre pouvait soit être accroché soit être posé. Je décidais alors de le mettre sur le bureau, bien en évidence. Je sortis la boîte métallique et m'assis les jambes croisées sur le lit. Je venais de finir mon collage, entre deux coups d'œil au cadre, sa place ne me satisfaisait pas. Je me levais, le pris et le posais sur ma commode, face à la chaîne et revins finir de rouler mon joint. J'eus beaucoup de mal à le faire, je ne pouvais détacher mes yeux du cadre, de là où je me trouvais, je n'arrivais pas à voir tous les détails et cela me perturbait. Avant d'aller à la fenêtre, je le déplaçais à nouveau et le remis à sa première place, sur le bureau. J'en étais à la moitié de la cigarette lorsque mon père m'appela. Je pus le remercier de vive voix pour le cadre et lui dis que pour ce soir, je mangerai une "Cannibale". Il nota ma commande et se resservit un verre, je sus alors que je pouvais retourner à mes occupations. De retour à la fenêtre de ma chambre, je me mis à penser à Logan, me traiterait-il de grosse en me voyant dévorer ma pizza de trente centimètres bien garnie ? Cela m'était égal en fin de compte, ce qui importait pour l'instant était que j'allais me régaler et je savais très bien que même si je mangeais une grande pizza tous les jours de la semaine, je ne prendrais pas un gramme. J'étais comme ça, trop mince pour être vraiment jolie, trop plate aussi. Quoi que je fasse, je n'aurai jamais la généreuse poitrine de ma camarade. Du moins pas naturellement. Je finis mon joint et, après avoir jeté un dernier coup d'œil au dessin, je rejoins mon père au salon. Contrairement à ses habitudes, ce dernier n'abandonna la télévision qu'un bref instant, il la mit sur la première chaîne et se servit un inhabituel troisième verre. Je mis cela sur le fait que ma mère devait rentrer une demi-heure plus tard. Assise dans le canapé, je commençais à jouer sur mon téléphone. À la fin du J.T. mon père commanda notre repas. Ma mère arriva quelques minutes avant les pizzas, lorsque mon père posa les cartons sur la table, l'odeur qui s'en échappait me fit gargouiller le ventre, je me ruais sur ma chaise. Bien que je trouvais cela stupide, ma mère insista sur le lavage des mains, les pizzas avaient beau avoir été préparé par je ne sais qui, elle me pria de faire un passage à la salle de bain. Affamée et fatiguée, il fut bref, en voyant les cartons déposés à nos places respectives à mon retour, je me dis que je ne devais pas être la seule à avoir faim. Nous mangeâmes presque silencieusement, dévorer aurait été le terme exact puisque une grosse demi-heure plus tard, je repoussai le carton ne contenant plus que quelques miettes et les olives noires que je détestais, quand à mes parents, il ne leur restait plus qu'une petite part chacun.  Profitant de cette accalmie, mon père fit un clin d'œil, qui se voulait sûrement beaucoup plus discret, à ma mère et me dit, alors que je buvais mon verre de soda :

"Ton dessin va bien dans le cadre que je t'ai donné Émilie? Ton amie dessine bien, mais j'ignorais ta passion passion pour les loups... Et la nudité..."

Je faillis m'étouffer avec la boisson, il ajouta :

"C'est imaginaire ou tu as passé la journée à poser ?"

Je sentis une nouvelle fois mon visage rougir, tout en repensant à cette journée... Qu'avaient-ils pensé quand ils nous virent, endormies, enlacées, dans l'herbe ? Surtout qu'ils venaient de voir ce fichu dessin... Qui n'était qu'un dessin !!!

"C'est vrai qu'elle a du talent, renchérit ma mère. Je t'ai reconnue de suite !"

Si j'avais pu, je me serai évaporée de cette table. J'avais beau réfléchir, je ne voyais pas d'échappatoire. 

"C'est pour cela que je lui ai donné le grand cadre, reprit mon père, il ne nous servait à rien et le crayon de bois ça se dégrade vite. Autant le protéger.

- Tu as bien fait. Tu veux l'accrocher ou le poser ma chérie ?

- Le poser, ça ira parfaitement, répondis-je faiblement, gênée.

- Oui excellent choix, comme ça si Logan passe, hop dans le tiroir... "

En disant cela, mon père fit mine de cacher une de ses mains derrière l'autre. Il venait de mettre le doigt sur un sujet auquel je n'avais pas encore pensé, surtout auquel je ne voulais pas penser. Du moins pour le moment. J'étais toujours remontée contre lui par rapport à la réflexion faîte sur ma camarade, comment pouvait-il être parfois si... Superficiel ? Pour le moment je n'avais pas de temps à lui consacrer, il fallait que je dirige la conversation sur un autre sujet.

"Je ne vois pas pourquoi j'aurais à le cacher, c'est pas un portrait  de moi, la fille sur ce dessin ne me ressemble pas.

- Oh si, dit mon père, ce qui me gêne encore plus. Moi aussi je t'ai reconnue tout de suite.

- Tu sais Émilie, il n'y a pas de honte à avoir une petite amie, déclara ma mère sur le ton de la confidence, ni même temporairement les deux.

- Et quoi que tu choisisses, nous désirons simplement te voir heureuse" conclut mon père. 

J'étais en plein délire... Me prenaient-ils vraiment pour une bisexuelle ? Ou une future lesbienne ? L'indignation faisait place à la gêne, mon visage gardait son teint écarlate mais c'était la colère qui me colorait.

"Non mais je suis hétéro moi ! C'est juste un dessin à la con que m'a fait Mathilde. Il est joli, certes, elle a du talent, je suis la première à le dire, mais ça s'arrête là."

Je venais de prononcer le tout d'un trait. Je m'arrêtais pour reprendre mon souffle et réalisais que ma mère me regardait avec de gros yeux, choquée et que mon père jouait du bout des doigts avec une miette de pizza dans le carton. Avais-je vraiment hurlé ? C'était bien la première fois, du moins autant que je me souvienne, que quelqu'un criait à table chez nous. Tout ça pourquoi ? Une taquinerie de mon père ! Ce dessin prenait beaucoup trop d'importance et s'il aurai été à porté de main, , je l'aurai sûrement déchiré et jeté à la poubelle, voire brûlé chaque morceau dans le cendrier. J'étais énervée et dégoûtée que mes parents puissent croire que j'avais une relation avec Mathilde, mais dans le même temps, il me revenait le souvenir de son baiser doux mais timide, et l'odeur de son parfum au réveil. Ce n'est pas étonnant qu'ils aient pu le penser. Vu sous cet angle, c'est moi qui avais mes torts dans cette dispute.

"Je suis désolée, vous me montrez votre ouverture d'esprit et moi je tape un plomb. Mathilde et moi sommes juste camarade de classe, c'est tout !!"

"Vraiment ?" 

La question jaillit dans mon esprit à la vitesse de la lumière et je dû mettre toute la conviction que j'avais dans ce que je venais de dire au tapis. Mon père me scrutait du regard, ma mère reprit.

"Si c'est le cas ce dessin ne devrait pas te mettre dans cet état.

- Je suis fatiguée.

- Tu as dormi tout l'après-midi... Aurais-tu encore passé la nuit à écrire?

- Une bonne partie, oui, l'intrigue de mon histoire est passionnante."

"Mensonge ! " Hurla ma conscience.

"Le fait étant, conclut-elle en se levant pour jeter les cartons de vides, que nous t'avons exprimé ce que l'on pensais réellement. Nous n'avons pas besoin de s'énerver davantage."

Elle me vit me lever pour l'aider.

"Laisse Émilie, ça ira, ce ne sont que des cartons. Retournes à ton histoire."

J'allais les embrasser en leur souhaitant de passer une bonne nuit, mais la récente dispute rendit ce moment d'ordinaire chaleureux, froid et distant. Tête basse, je regagnais ma chambre.

Jour de grève [terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant