Chapitre 6

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Je souris, entre deux larmes. Margaux aimait bien m'appeler comme ça. J'étais sa chérie.

« Audeee ! »

Je sursaute. Instinctivement, je cache le cahier sous mes fesses. Ma mère, énervée, est au milieu de ma chambre, les mains sur les hanches.

« Bon sang, ça fait trois fois que je t'appelle. »

Je l'observe. Elle est belle et encore jeune. On a fêté ses trente-huit ans cette année. Mon père, lui, en a eu quarante. Mais bon, mes deux parents ont pris la mort de ma sœur en pleine gueule, c'est le cas de le dire. Ma mère a écopé physiquement de plusieurs rides au niveau des joues, qu'elle cache du mieux qu'elle peut, et mon père, de grands cernes, qu'il s'efforce à perdre en dormant le plus possible. Je me souviens encore des nuits trop difficiles à surmonter seule, où je dormais entre mes deux parents. Nous étions des habitués des nuits blanches tous les trois. Souvent on regardait un film. J'avais et j'ai toujours une culture cinématographique très développée. Quand Margaux revenait à la maison, on faisait tout pour qu'elle aille bien. À chaque fois, elle éclatait de rire en nous voyant habillés comme des domestiques, prêts à la servir. Ma mère lui préparait de bons petits plats, mon père regardait avec elle des films gords que moi et ma mère détestons, et je lui faisais la lecture de ses livres préférés. La nuit, mes parents dormaient sur les deux oreilles, et moi, avec Margaux. Ça, c'était vers le milieu de son hospitalisation, au bout de ses six premiers mois à l'hôpital peut-être. Au début, on sortait beaucoup elle et moi, mais elle a vite perdu son énergie...

« Aude, tu m'entends ?! » s'écrie ma mère.

Je me sors brusquement de mes pensées.

« Excuse moi, j'étais dans la lune. C'est pour quoi ? » je demande, le plus gentiment possible.

C'est vrai que dernièrement, la tension entre ma mère et moi est plus qu'électrique. Je me souviens qu'avant, personne ne s'énervait sur personne, tout le monde riait, souriait, et taquinait les autres. Mes parents étaient les personnes les plus amoureuses que je connaisse. On se demande comment ils ont pu finir divorcé... J'avoue que je ne leur ai jamais demandé... Enfin si, mais ils ne m'ont jamais répondu franchement...
« Mais voyons, je t'avais demandé de surveiller tes frères...

- Mes demi-frères, je la coupe.

- Roh, mais c'est pareil Aude, ne joue pas sur les mots ! Bref, et toi, tu files en douce dans ta chambre, pour lire, je ne sais quoi. Et d'ailleurs, qu'est-ce que tu lis ? me demande t-elle, en s'approchant de moi, méfiante et curieuse.

- Rien, je réponds, en cachant le livre encore plus sous mes fesses.

- Arrête de mentir Aude, tu sais que j'ai horreur de ça. »

Je la regarde, incrédule. Elle a horreur que je mente, mais elle, ne se prive pas de me mentir en me disant que par exemple, que je suis sa raison de vivre, qu'elle est désolée pour le divorce, que son millionnaire n'est qu'un passage. Mon cul ouais ! Ça l'arrange bien de mentir pour me mener en bateau et faire de moi ce qui l'arrange. C'est plus simple d'avoir sa fille dans sa poche. C'est la goutte de trop. Sans surprise, je m'énerve.

« Tu me reproches de mentir, mais tu ferais mieux de montrer l'exemple, sois franche et vas t'occuper de tes gamins ! Moi je me débrouille pour recoller les morceaux de notre famille que vous avez foutu en l'air avec votre divorce à la con ! »

J'observe la réaction de ma mère. Elle change d'attitude. Un ange passe. Elle ne s'énerve pas à cause de l'insolence dont j'ai fait preuve, ni des gros mots que j'ai sorti. Elle s'assoit à côté de moi. Le livre dépasse. Elle tire sur la couverture. Je la laisse faire. Elle me regarde dans les yeux en me prenant la main, avec un sourire triste. Je vois qu'elle l'a reconnu.

« Amanda, je suis revenu ! » s'écrie une voix, depuis l'escalier.

Le charme est rompu. Je lâche la main de ma mère, et détourne la tête. J'entends son soupir.
« Aude, écoute...

- Amanda, tu es là ? crie plus fort ce ....

- Oui j'arrive ! » hurle t-elle, à son attention.

Elle me regarde, d'un air désolé, qui veut dire qu'elle doit s'occuper de sa famille. Je fais un geste de la main, pour lui signifier de dégager de ma chambre. Je suis gentille car je pourrai aussi lui demander de dégager définitivement de ma vie.

« On en reparlera Aude, soupire t-elle, en sortant de ma chambre.

- Si ta nouvelle famille nous le permet. » j'ironise méchamment.

Un dernier regard, et elle s'enfuit. Je l'imagine se jeter dans les bras de son nouveau mari, comme elle le fait si souvent.

« Allez la famille, à table, on mange ! » crie mon beau-père, avec son ton éternellement joyeux.

Je ne réagis pas. Je ne fais pas partie de la famille. J'ai tendance à jouer sur les mots (c'est ça d'avoir fréquenté Margaux pendant toutes ses années... Elle a fini par déteindre sur moi) et même si mon ventre gargouille à la seule bonne odeur des lasagnes, je ne descends pas.

« Aude ? demande mon beau-père, toquant à la porte.

- Oui, je réponds, en jetant le livre sous le lit.

- Tu as entendu ?

- De quoi ?

- J'ai demandé d'aller à table.

- Non, vous avez appelé votre famille à aller manger » je réponds.

Je n'ai jamais réussi à le tutoyer, même si au fond, je l'aime bien. Je lui reproche juste d'être là au mauvais moment.

« Alors, tu peux me dire qui est ta famille alors, rigole t-il, sans anticiper ma réponse, pourtant si évidente.

- Bah le problème, c'est que j'en ai plus.»

Il me regarde, ne s'attendant pas à ça. Ma mère qui a dû entendre la conversation, arrive pour lui épargner mes reproches.

« Aude, aurais-tu l'obligeance de venir te présenter au repas» me demande t-elle. 

Je ne réponds pas. Je la vois sourire. Avant, lorsque Margaux revenait à la maison, elle lui demandait ça, en lui apportant son plat de lasagne, ou de pizza. Un vrai jeu de rôle que l'on faisait. C'était la princesse d'un week-end, qui était détrôné lorsqu'elle repartait à l'hôpital. Franchement, ça nous sortait de notre train-train quotidien. On oubliait tout. On était à nouveau une famille réunie, et solide ! Mais bon, une famille fragile car elle a quand même fini par voler en éclats...

« Oui. » je réponds simplement.

Ma mère revient sur terre. Le délire est cassé. Il y a quelques mois, j'aurais répondu « Oui Madame, permettez-moi de rangez mon cahier » ou « Bien sûr Madame, vous êtes d'une bonté extrême de m'en informer. » Mais non, entre temps, Margaux est partie, et mes parents ont divorcé. En à peine trois mois, ma vie a changé, et est devenue un véritable trou noir sans issue... 

Et moi, j'ai dû rester...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant