Je mange rapidement. Margaux adorait les lasagnes. Je vois bien que ma mère pense toujours à ma sœur. J'en ai douté. Peut-être qu'elle a préféré quitter mon père pour échapper à la réalité, pour se voiler la face... Oui, pour éviter de voir chaque matin, au petit déjeuner, une chaise vide en face d'elle, qui ne sera plus jamais occupée. Je peux comprendre cette réaction, mais mes parents n'ont pas pensé à moi. Ils n'ont pensé qu'à eux. Ils souffrent beaucoup moins, alors que moi deux fois plus. C'est injuste. Beaucoup de choses sont injustes vous me direz. Mais dans la mesure du possible, une sœur cancéreuse morte, ça me suffisait. Non, il a fallu que mes parents égoïstes divorcent. La fracture s'est encore plus agrandie. Et le livre de Margaux ne va faire que remuer le couteau dans la plaie. Je pourrai retourner dans ma chambre, terminer ce maudit livre, prendre toute la vérité dans la gueule, souffrir une bonne fois pour toute, mais malheureusement, ça n'arrangerait pas tout, et je ne pourrai pas non plus revenir en arrière. Au fond, je me sens coupable. J'aurai aimé que ce soit moi qui ai ce cancer de merde. Moi qui souffre. Je n'avais plus de vie. Oui, j'avais une meilleure amie, une confidente, un meilleur ami, un copain, mais toutes ces appellations, servent-elle à quelque chose ? Oui elles montrent simplement que j'étais qu'une pauvre fille ! Je comprends Margaux quand elle disait que ma vie ne voulait plus rien dire. Aujourd'hui, je m'en fous totalement ! Je reste seule, dans mon coin, avec les souvenirs et les regards de pitié posés sur moi. Mieux vaut que j'avance, avec le livre de Margaux puisque c'est la seule trace qu'il me reste d'elle et donc ce que j'ai de plus cher au monde. Mais loin derrière son souvenir.
Une fois la table débarrassée, je remonte dans ma chambre.
« Aude ? »
Je me retourne. Ma mère.
« Tu ne voudrais pas rester un peu avec nous ? Tu es tout le temps enfermée dans ta chambre. »
Son ton est doux, calme, posé. J'aurai envie de lui répondre qu'il faut que j'aille recoller les photos de famille, mais je sais que ça la blesserait.
« Je vais réviser, je réponds, pour toutes excuses.
- Tu as besoin d'aide ?
- Non c'est bon, merci.
- Très bien, et n'oublie pas que je peux t'aider, enfin, moi ou Patrick. »
Je ne réponds rien.
« Franchement, réviser pendant les grands vacances, on aura tout vu ! Tu étais bien plus forte que ça pour trouver des prétextes avant Aude. Ce serait bête que tu perdes la main, tu ne trouves pas ? »
J'ai cru entendre Margaux. Je souris intérieurement à ces paroles. Je hoche la tête, et monte dans ma chambre. Mes révisions sont faites (oui oui, y'en a qui révise pendant l'été). Je fais toujours tout le plus tôt possible, pour être débarrassée après. Une habitude de fille populaire, me disait souvent Margaux. Elle a raison. J'étais débarrassée donc le samedi et le dimanche, je pouvais sortir la conscience tranquille.
Ma chambre est vide et rangée. Je déteste le bazar, sauf dans ma tête, mais là, c'est plus compliqué. Je m'assois à mon bureau, et ouvre un tiroir. Il y a un album photo. Le mien, celui où l'on voit chacun de mes anniversaires, des événements qui ont marqué ma vie. Celui de Margaux... je ne sais pas où il est. Dans son cercueil peut-être, je ne sais pas. Bref... Sur cet album beaucoup de photos de moi. Même que des photos de moi. Nos parents nous ont élevé dans l'idée que nous devons être fières de nous, tout en restant humbles. Un peu contradictoire de mon point de vu. Mais ces albums sont la fierté de chacune d'entre nous : Margaux l'emmenait souvent avec elle, et moi, j'aime bien me replonger dans les souvenirs. À chaque fois, je vois les photos, les visages, les sourires, d'une autre manière. J'essaie de me souvenir à quoi je pensais à ce moment là, quel jour on était. Tous ces petits détails qui n'ont pas vraiment d'importance mais qui rassurent.
Je tourne la tête dehors. Il fait vraiment beau. Ce serait bête de ne pas en profiter. Je vais dans mon dressing (pff, encore un truc de richou), troqué mon jean contre un bon vieux short noir, et mon pull contre un débardeur, qui a appartenu à Margaux. Quelque chose de simple, mais élégant. Margaux, simple, mais élégante. D'une beauté ordinaire, mais belle.
Je prends un sac à dos, enfin, mon fameux sac bleu. J'y mets le livre de Margaux, des feuilles simples, mon carnet de dessin, un maillot de bain. J'enfile mes sandales et sors. Je saisis au passage mon IPhone posé sur le comptoir. Je le regarde quelques secondes. Je n'aurai jamais imaginé avoir un IPhone sept un jour, mais c'est le premier cadeau qu'on m'a offert après le divorce de mes parents : ma mère m'a acheté l'aphone qui venait de sortir, et mon père un ordinateur ultra perfectionné. J'étais contente, en apparence, mais au fond, qu'est-ce que je m'en fichais ! Un livre et deux crayons m'auraient fait le même effet. Dix messages. Je soupire. Mais laissez-moi vivre ! Je fais mon code. Trois messages de « ma meilleure amie », deux de « mon meilleur ami», deux de « ma confidente », un de mon père, et le dernier, d'un numéro que je ne connais apparemment pas. Bizarrement, c'est celui que je lis en premier.
« Salut, serais-tu Aude ? »
Je soupire. Encore une personne du lycée qui a cherché mon numéro. Je suis déçue. Il y a un an, j'aurais répondu «Non, c'est le pape ! » et la personne aurait deviné que c'était moi. Aujourd'hui, ça ne me fait plus rire. Je le mets en veille. Je lui répondrai plus tard, il attendra, comme tous les autres. Je passe à côté du salon. Ma mère, mon beau-père, et mes demi-frères regardent un film.
« Je vais chez Elika, j'annonce, avec aplomb.
- Je croyais que tu faisais tes devoirs, rigole mon beau-père.
- Pas de soucis, ne rentre pas trop tard, me prévient ma mère, en jetant un regard rieur à son mari. »
C'est devenu un jeu d'enfant de mentir. Et le pire, c'est que l'on me croit. Je sors dehors. Il doit être bientôt quinze heures. Le soleil tape en ce mois de juillet. Mais, ça ne me dérange pas. Je prends par précaution, même si je serai à l'ombre, de la crème solaire, des lunettes de soleil et un chapeau de paille. Enfin, le chapeau de paille qui appartenait à Margaux. C'était le sien, mais comme je lui piquais tout le temps, elle a fini par me le donner. Mais à la base, c'était le sien. C'est horrible de parler de sa sœur au passé. On a l'impression de parler d'une vieille qui est morte depuis des siècles, mais non, je parle de ma sœur, morte depuis cinq mois. Je ne me suis pas amusée à compter les mois, les jours. Je connais la date. Mais, je sais que cette journée-là sera tout autant douloureuse que chaque jour qui passe. Elle n'est pas encore passée, donc, ça ne fait pas tout à fait cinq mois... Je ferai sans doute une petite réception, avec un diaporama-souvenir... À moins que mon emploi du temps se résume à pleurer jusqu'à ce que je n'ai plus d'eau dans mon corps. Ça me paraît pas trop mal comme programme...
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Et moi, j'ai dû rester...
Teen FictionOn n'a pas tous la chance de survivre. Ce n'est pas parce qu'on ne veut pas, loin de là. Margaux est partie, et Aude a dû rester. Mais comment faire pour vivre sans sa sœur chérie ? Aude n'a jamais demandé de rester. Sauf qu'elle n'a pas eu le choi...