La valeur d'une vie

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PDV de Rowan

  J'essaie de contrôler ma frustration.
-J'ai pas le temps d'écouter ta culpabilité, Anger ! On a besoin de quelqu'un de groupe O-, pour une transfusion ! Dis-moi que j'ai raison, et que ton frère est bien O- !
-Oui....mais, il est à Jacksonville, pour une enquête de vol à main armé. Il est censé revenir demain soir.
-Demain soir ? Mais ce sera trop tard !!!
  Je perds espoir. Tout est perdu.
J'entends Anger parler à quelqu'un en arrière-plan, et j'ai envie de lui demander de qui il s'agit, mais je suis trop préoccupé par la fin imminente d'une vie, qui n'a toujours eu aucune valeur à mes yeux. C'est drôlement cruel de dire une chose pareille, mais c'est la pure vérité.
  Je la détestais de toute mon âme avant qu'elle me sauve la vie. Pourquoi les gens que nous haïssons trouvent toujours le moyen de se faire apprécier de cette façon ?
  Combien de fois ai-je vu cette situation dans les films ? Je ne les compte plus. Ça ne changera rien à la réalité. Je peux peut-être me consoler en me disant qu'il existe un futur alternatif où Hillary s'en sort, mais je fais beaucoup trop bien la distinction entre la fiction et le vrai.
  Bref, je n'ai rien pour me remonter le moral.
-Attends, Rowan, t'es toujours là ?
  Je réalise que je n'avais pas raccroché, perdu dans mes divagations à la noix.
-Ouais...
-Attends-nous, on arrive à l'hôpital. C'est bien à Faraday CHU ?
-Bah oui...Mais qui ça, nous ? je m'écrie.
-Je t'expliquerai, répond Anger en raccrochant le plus rapidement possible.

  Espérons que ça en vaut la peine.

  Le médecin a finalement accepté qu'on la voie, et heureusement, car j'aurais envoyé sa tête dans le Wisconsin s'il avait encore refusé.
   La première chose que j'ai remarqué en la voyant, est son extrême pâleur. Blanche comme un linge, méconnaissable.
  Ensuite, c'est la quantité astronomique de points de suture  ; sur son front, ses bras, sur ses jambes, partout.
   Plongée dans l'hébétude des médicaments, il était impossible de lui parler. De la remercier et lui montrer ma reconnaissance. Lui dire combien j'étais désolé.

  Ça m'a mis en rogne. La vie est injuste. Je me suis assis dans un siège, et j'ai regardé mes parents parler au futur cadavre. Cette pensée morbide me fit peur.
  Que fait Anger ? A-t-il déjà oublié son expéditeur engagement ? Cela fait presque une heure et...
   C'est presque un soulagement quand je l'aperçois,essouflé au possible, au bout du couloir, émerger de l'ascenseur. Mais c'est une stupéfaction malsaine qui me prend quand je réalise qui l'accompagne. Pas elle. Pas encore.
   Elle aura empoissonné toute mon existence, jusqu'à assister au décès d'un membre de ma famille. Pourquoi Anger a-t-il fait une chose pareille ?
-Je croyais que t'étais mon meilleur ami, dis-je pitoyablement, quand il fut enfin à portée de voix.
  Je suis mort. Complètement mort à l'intérieur. Ce n'est pas juste de dire ça, alors que ma sœur est en pronostic vital engagé, mais je n'ai jamais ressenti un vide aussi énorme que celui-ci.
  Anger fronce les sourcils, perdu.
-Je le suis, répond calmement cet imbécile. C'est pour ça qu'on va sauver Hillary.
-Ah ouais ? Et comment ? je ne peux m'empêcher de ricaner à ses dépens.
  Chelsea tourne ses yeux encre vert d'eau dans ma direction.
-Je suis B-.
  J'ai peur d'avoir mal entendu, ou mal interprété la situation
-Toi, dis-je en la montrant du doigt. Toi, tu vas donner ton sang a ma sœur.
-Bah oui, abruti. T'as des doutes ?
-Oui, dis-je trop rapidement.
  Puis, inexplicablement, l'émotion m'envahit et je bloque in extremis le sanglot de chochotte qui montait dans ma gorge.
-Merci...
  J'ai parlé tellement bas que je ne suis pas du tout sûr qu'elle ait entendu.
-Pas de quoi, petite tête.

  Et elle l'a vraiment fait. Sans mentir. Chelsea Van Houten a donné un litre et demi de sang à Hillary. Le docteur lui a conseillé de s'allonger un peu et de manger beaucoup de viande rouge pour récupérer.
   Il est ensuite venu nous parler.
-Cette transfusion a remis son hémoglobine à un taux acceptable. Elle est tirée d'affaire, pour l'instant, mais a encore besoin de sang. Mais ne vous inquiétez pas, on devrait recevoir notre dose quotidienne d'O- en fin d'après-midi. Et si tout va bien, elle pourrait même sortir demain soir.
  Ma mère pleure de soulagement. Quant à moi, je culpabilise beaucoup moins qu'il a vingt minutes. Je réalise alors que je dois de sérieuses excuses à des gens.
  Je pars dans la salle de consultation, où Chelsea est en train d'arracher le coton scotché sur son bras.
-Tu devrais pas faire ça, prévient Anger.
-Si, ça risque rien.
  Je les regarde tous les deux. À première vue, on dirait vraiment qu'ils se chamaillent pour un rien, mais quand on observe mieux, on capte direct leur réelle complicité, celle qui me tue.
  Je ne suis plus aussi pressé de demander pardon. Je suis vraiment un sale enfoiré, il n' y a pas d'autres explications.

  Je retourne vivement dans la chambre de Hillary, où elle sort doucement de son sommeil artificiel.
-Hey, lancé-je comme si on était potes.
-Trou du cul.
  Si elle trouve la force de déclarer tranquillement un truc de ce genre, c'est qu'elle va mieux.
  Heureusement, mes parents sont encore dans le couloir, à discuter avec l'interne.
  Donc je me jette directement à l'eau.
-Je suis désolé.
-Bah, j'espère bien. J'ai failli crever à cause de toi.
  Malgré sa repartie cinglante, je ne perçois pas de colère derrière ses paroles. Ça voudrait dire...qu'elle ne m'en veut pas ?
-Pourquoi tu m'as poussé ? demandé-je.
-Attends, tu me demandes pourquoi je t'ai tiré de là, sale égoïste ? grogne-t-elle en se rasseyant.
  Puis elle tousse, pas encore bien rétablie. Problème : je ne peux pas l'aider, ni la toucher, sinon elle me pète le crâne avec le pied à perfusion.
-Je rectifie : pourquoi tu m'a sauvé la vie ? Tu me détestes.
  Elle re-tousse.
-Exact.
  Irrécupérable. J'en viens presque à me demander pourquoi on l'a pas laissée crever. Puis je me rappelle qu'elle est là à cause de moi. Donc je fais un gros effort et laisse couler.
-Oui, je te déteste. Mais t'es mon frère, connard. J'étais censée faire quoi ? Regarder la voiture t'écraser et te montrer du doigt en rigolant ?
   Waouh. C'est sans doute la chose la plus gentille qu'elle m'ait jamais dite, en dix-sept ans d'existence.
  Dans un film, ça aurait dû être maintenant le moment émotion, où on met nos différends de côté, et on se fait un câlin, en se pardonnant toutes les vacheries qu'on a pu se faire dans notre enfance.

   Mais comme on est coincés dans le monde réel, je me lève pour aller m'acheter une barre de céréales au distributeur de l'étage.

Pas si mauvaise...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant