Pas si mauvaise...

Brume

PDV de Rowan

Je n'ai jamais séché, je crois. Je pense que c'est parce que j'avais une peur bleue de la réaction de mes parents, mais depuis deux jours, je me fiche royalement de ce qu'ils peuvent bien penser.
Surtout de ma mère, pour être exact.
Pour elle, je suis quasiment le meurtrier de sa fille adorée, donc je suppose que je ne pourrais plus jamais la rendre fière.
Comme si j'en avais envie.

Non, ce qui me tracassait, c'était ce que j'avais fait. Quand Sharon m'a subtilement glissé que je pourrais renouer avec Anger, le déclic s'est fait beaucoup trop vite dans mon esprit, et j'ai accepté sans réfléchir.
J'étais loin de me douter que sa vengeance mettrait mon meilleur dans une telle situation. Cette vidéo...Elle a hanté mes cauchemars pendants deux nuits consécutives, où le sommeil m'a déserté.
Avec ces insomnies intempestives, je ne pouvais pas me rendre en classe, où m'attendait le visage dépressif d'Anger (par ma faute). Et je ne pouvais pas non plus me montrer devant Chelsea, qu'on traitait de pétasse maintenant, à cause de l'affiche qu'elle aurait fait avec cette vidéo.

Le plus courageux serait sans doute d'aller tout avouer à tout le monde, comme ça, l'opinion se retournerait contre Sharon.
Mais j'ai la très forte conviction qu'Anger ne me pardonnera jamais cet acte. Et cette prise de conscience me terrifie.
Parce que j'ai fait mon choix. Garder le silence, et laisser Chelsea se faire accuser à tort. Alors que je connais toute la vérité.

C'est la pire situation que j'ai eu à gérer dans ma vie d'une banalité effrayante. Franchement, je suis vraiment hypocrite, pour prendre une telle décision.
On dit que la vérité finit toujours par éclater, j'espère que ce ne sera pas le cas pour moi.

Parce que sinon, je suis mal. Très mal.

On est censés aller au cinéma demain, pour l'avant-première de Ready Player One, que j'attendais avec impatience.
Mais ma bêtise d'enfant revêche m'a empoisonnée l'esprit et empêché d'y penser.

Je n'ai plus du tout envie d'y aller à présent ; j'aurais l'air d'un faux-jeton. Je ne mérite absolument pas ceux qui me considèrent comme leur ami.
Mince, l'afflux de pensées négatives me cloue au lit pour une durée indéterminée. Je ne peux pas en sortie, j'ai trop peur de me confronter à la réalité de ce qu'ont provoqué mes actions.

Donc Rowan le Sage a été percé à jour, finalement. Et ce qui cache derrière est autrement plus décevant. Parce qu'il revêt les traits de la lâcheté la plus cruelle.

PDV d'Arden

Je referme le local du gardien, à clef, pour éviter un visiteur imprévu.
Ne commencez pas à me demander pourquoi je possède les clefs de cette pièce, je suis Arden Wayans, bon sang !

Une fois celles-ci glissées dans ma poche, je me tourne vers Chelsea, assise sur le bureau, où une pile de paperasse attend d'être classée et et traitée.
Je croise les bras, un brin désarçonnée.
-Alors ? fais-je en levant un sourcil.
-Je ne sais plus si c'est une bonne idée...
Je savais qu'elle tenterait tout pour se dérober à la dernière seconde, mais ça m'exaspère toujours autant.
Ma patience a des limites très exiguës.

-Si c'est une bonne idée, asséné-je d'un ton sec. Allez, accouche.
-Tu veux savoir quoi en fait ? soupire-t-elle au bout d'une dizaine de secondes.
-Ce qui s'est passé. Tout.
-Bah, on s'est disputés, et il ne me le pardonnera probablement jamais, répond-elle en haussant les épaules.
Une espèce de joie malsaine se libère dans mon cerveau, que je fais tout pour étouffer.
-Pourquoi ? Parce que t'as balancé sa tarée de mère sur les réseaux sociaux ?
Je ne filtre pas mes paroles, et la violence de mes mots ne me rattrape qu'au moment où Chelsea fronce les sourcils en me toisant d'un air furieux.
Ouais, juge-moi, ma cocotte. On verra qui est dans de sales draps.
-C'est pas moi, dit-elle simplement.

Je m'en doutais, mais je fais semblant de ne pas la croire. C'est amusant.
-Pourquoi tu ne lui as pas dit, alors ?
-Il me croyait pas, idiote, lâche-t-elle rageusement.
Il faut qu'elle arrête de parler comme elle veut. Je suis sûre que c'est ça qui a fait fuir son Anger.
-Ouais, en même temps, il a pas tort. Tout t'accuse, petite peste.
Chelsea semble en avoir assez de moi, et esquisse même un mouvement pour se lever, mais je la retiens.
-Oh, ça va, te vexe pas, non.
Ses lèvres se tendent dans un demi-sourire hautain, voire carrément supérieur.
-Je me vexe pas. Mais t'as l'air de rien saisir, donc je ne perds plus mon temps.
-Et à quoi tu consacres ton temps si précieux, vu que tes potes sont out ? rétorqué-je violemment.

La patience de Chelsea aussi a des limites, et je récolte de me faire pousser avec une force indicible contre le mur décoré de médailles.
-Mais t'es malade ! hurlé-je.
-Je devrais peut-être consacrer mon précieux temps, comme tu dis, à ça, ça me fait un bien fou.
Et elle me tire la langue avant de se diriger effrontément vers la porte.
Je la coupe dans son élan et l'empêche de s'échapper. Je suis pire que folle. Qu'est ce qui me prend de m'accrocher à elle après la façon dont elle m'a traitée ? Ne suis-je pas Arden Wayans ? Pourquoi tolérer un tel comportement venant d'elle alors que j'en écrase d'autres pour moins que ça ?

La réponse ne me fait pas plaisir : je suis dépendante de Chelsea. Je ne me rappelle plus comment je faisais pour me débrouiller avant elle, et c'en est gavant. J'ai même l'impression de ne pas avoir eu de vie avant. Comment ai-je pu tomber aussi bas ?
Mais je ne lâche malheureusement pas l'affaire.
-Ça suffit, j'en ai marre ! je rugis. Soit tu me déballes ce que tu refuses de me dire depuis le début, soit je fais un malheur dans les couloirs devant tout le monde !
-T'es incapable de comprendre quoi que ce soit, pauvre cruche ! Normal que tu t'abaisses à me menacer ! réplique Chelsea. T'es incapable de mettre tes propres conneries à exécution ! Me parle pas comme si t'avais de l'honneur !
-De l'honneur ? Toi ? ricané-je. Tu m'as plantée comme une pauvre merde !

Ma réplique fait mouche. Je lui ai cloué le bec. Pour la première fois depuis longtemps.
Alors, j'essaie de me radoucir. Je la saisis par les épaules, en essayant de chasser les horribles piques que nous venons de nous balancer de mon esprit.
-Parle-moi, Chelsea.
Elle baisse la tête. Ses yeux bleus sont fatigués, lassés de contenir leur émotion. Je vois qu'elle continue à se contenir, qu'elle ne veut pas avoir l'air faible, mais elle devrait savoir que moi, jamais je ne la blâmerai pour ça.
-S'il te plaît, ajouté-je. Je veux juste comprendre.
Elle détourne le regard, sur le point de céder, puis se plaque les mains sur le visage.
-Oh, mon dieu, Arden.
-Je ne te jugerai pas, Chelsea. C'est promis. Quoi que cela puisse être.
Et je suis sérieuse. Je crois n'avoir jamais été aussi sérieuse de ma vie.
-J'ai...commence-t-elle. J'ai...pathétiquement merdé avec lui.
Je l'encourage à continuer.
-Même si je ne suis pas à l'origine de cette connerie sur Internet, jamais il ne me le pardonnera.

Je sens sa voix se briser, mais elle se cache toujours avec ses mains, refusant que je perçoive son moment de faiblesse.
-S'il est con pour pas voir que t'es une fille super, c'est son problème, conclus-je en haussant les épaules. Mais toi, pourquoi tu pleures ? Qu'est-ce que t'en as à foutre ?
-Arden, t'as toujours pas compris ? Je l'aime, putain. Je l'aime, cet enfoiré.