Remparts hors-service

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PDV d'Anger

  Je n'en reviens toujours pas.
Mon premier voyage hors des États-Unis. Hors de la Floride, devrais-je dire, parce que notre famille décomposée n'a jamais été très friande des voyages et vacances à l'étranger.
  Et voilà que je partais pour l'Islande, en compagnie d'une fille qui me méprisait avant, mais qui est actuellement ma copine ?

  Je n'avais jamais pris l'avion bien sûr, et mon appréhension a commencé à grandir à la minute où je suis arrivé à l'aéroport, où tout avait l'air plus vrai, avec les postes de contrôle, les pistes d'atterrissage à travers les baies vitrées, les bagages qui coulissaient sur les tapis roulants...
   Je ne me sentais pas trop dans mon élément avec mes deux valises et mon sac à dos dont je ne me séparais jamais, dans cet endroit.

  Après dix minutes d'attente, j'ai commencé à avoir peur que Chelsea m'ait posé un lapin, ou eu un imprévu, jusqu'à ce que je la vois débarquer avec son chemisier en jean et son short vert kaki, des lunettes (Gucci évidemment) de soleil relevés sur la tête.
  Une entrée fracassante, comme à son éternelle habitude, parce qu'elle se sent obligée de se la péter en marchant comme si elle défilait, sur le tapis rouge.
  Et encore, je suis persuadé qu'elle aurait quelque chose à redire concernant la chance du tapis rouge de se retrouver sous ses pieds.

  Arrivée devant moi, elle retire ses lunettes et se lève sur la pointe des pieds pour me planter un bisou sur la tempe.
  Avant de me refiler dans les bras la moitié de ses sacs de voyage.
   Pour le tact, on repassera.

-Ça te tuerait de dire bonjour ? demandé-je en la suivant à travers les allées.
-Non, mais ce n'est pas comme si on avait le temps, fait-elle en bousculant impatiemment la masse compacte de la foule qui nous empêche de rejoindre le terminal au bout.
-Je croyais qu'on prenait ton jet privé, me moqué-je.
-Pas disponible.

  Je n'arrive pas à déterminer si elle est sérieuse ou non ; je suis trop occupé à essayer de ne pas faire tomber la totalité des affaires qu'elle m'a injustement refilées. Et comme elle paye le voyage, je ne peux rien dire. La situation s'annonce vraiment mal engagée.

***

Je n'ai jamais pris l'avion. Je le répète maintenant parce que je réalise que je vais être propulsé à des kilomètres d'altitude, avec un minable parachute accroché à mon siège en guise de secours s'il y'a un problème.
  Alors que nous avons tout validé, checké et pris nos sièges en première classe, je me mets à imaginer les pires scénarios :
-ma dépouille flottant dans l'océan Atlantique
-mon cadavre déchiqueté par la dépressurisation de la carlingue
-mon corps tué par une crise de panique au moment du décollage
(La troisième option étant celle qui a le plus de chances d'arriver)
   Je n'arrête pas de taper du pied, agacé par le calme olympien de Chelsea, qui a probablement dû voyager plus de fois que je n'ai mangé de chips sauce barbecue dans ma vie. Et Dieu sait que j'adore les chips sauce barbecue.

-T'as peur ? me demande Chelsea après que l'imminence du décollage ait été confirmée par le pilote.
  Je regarde par le hublot, la piste d'atterrissage, et je me dis que je ne vais pas y arriver.
-Bien sûr que non. Pourquoi j'aurais peur ? je tente quand même de plaisanter.
  La vérité était que j'étais à la limite de me pisser dessus.

  Les yeux bleus flamboyants de Chelsea, entourés comme à leur habitude de fard et de mascara, ne montrent pas le moindre signe de moquerie ou d'antipathie. C'est moi ou elle a vraiment changé depuis Woodlands ?
  Alors qu'un boucan d'enfer annonce que le moteur est on et qu'il commence déjà à brûler le kérosène, réveillant la machine, le monstre de métal, qui nous conduira (ou pas) en Europe, Chelsea Van Houten me prend la main.
  Elle entremêle ses doigts aux miens, et même si je ne suis pas en état de faire la moindre remarque intelligente, je lui en serais toujours reconnaissant d'avoir été mon ancrage à cet instant précis.
  Parce que voir celle qui me haïssait par le passé être mon soutien dans un moment comme celui-là, eh bien...c'est inattendu.

***

  Malheureusement, la trêve ne dura pas.
-T'étais quasiment sur le point de pleurer ! rit-elle à nouveau pour la cinquième fois de la soirée. (Note à moi même : une fois en l'air, libéré de la gravité terrestre, la hauteur n'a plus l'air aussi menaçante).
-T'es incroyable, je réponds en croisant les bras. Je croyais que tu avais changé.
-Moi ? Changer ?
  Et elle éclate de rire à nouveau.

  Elle dira ce qu'elle veut, mais elle est bien loin d'être celle qu'elle était il y'a quelques mois. Qu'elle le nie d'un air aussi détaché m'agace plus que je ne veux le montrer.

  Une hôtesse, tout de noir vêtue, se présente à nous avec des rafraichissements. En particulier des coupes de champagne. Comme je n'y connais strictement rien, je n'y touche pas.
  Par contre, Chelsea ne se gêne pas pour en goûter, avec une attention beaucoup trop exagérée, comme à son habitude.
-T'es sûr que tu n'en veux pas ? insiste-t-elle en m'agitant son verre sous le nez.
  Je le repousse.
-Oh, profite un peu de ta jeunesse, non ?
-Mouais, non. Par contre, toi, tu ne devrais pas. Tu n'as pas encore dix-huit ans à ce que je sache.
-Si ! s'indigne-t-elle. Enfin...OK, dans un petit mois, mais je suis pratiquement dedans.
-C'est ça.
-Et toi ?
-Quoi, moi ?
-Bah, c'est quand ton anniversaire, fait-elle en levant les yeux.
-Honte sur toi. On sort ensemble, tu devrais le savoir.
-Tu ne me l'as jamais dit, petit con.
-Que j'avais sauté trois classes non plus, je ne te l'ai pas dit ? me moqué-je.
-Anger, je te jure que si tu as quinze ans, je te balance à l'extérieur de la cabine.
-Ah. C'est vexant.
  Elle ne relève pas ma réponse et je me mets à sourire.
-Et en quoi ce serait gênant que je sois plus jeune que toi ? demandé-je au bout d'un moment.
  Elle hausse les épaules et boit un coup.
-Je ne sais pas. J'aurais l'impression d'être ta tante.
  Je fais semblant d'avoir un haut-le-cœur, choqué par le cru de ses réponses.
-Bon, je ne dis pas ça pour te rassurer, mais j'ai dix-huit ans, hein.
-Connard. Tu ne me l'as jamais dit, me reproche-t-elle.
-On n'était pas dans notre bonne période à ce moment-là, me rappelé-je.
-On était rarement dans de bonnes périodes, rajoute-t-elle. (Puis elle soupire) Et c'est ma faute.
  Un pincement au cœur me saisit, alors qu'elle endosse la responsabilité du désastre qu'a été notre relation ces derniers temps.
  Le silence s'installe durant une minute, une minute où je sens le poids de ses paroles me clouer sur place.
  Avant qu'elle ne reprenne la parole.
-Tu te rends compte ? fait-elle doucement. J'aurais continué à être une garce toute ma vie si tu ne m'avais pas trouvé.
-Si je me souviens bien, c'est toi qui m'a trouvé. À la fête d'Arden, au bar de Gavane O'Clock, au skatepark,..partout.
-Ouais, bon, tu es quand même venu pas mal de fois toi aussi. Comme quand je me suis échappée, remarque-t-elle en levant un doigt.

  Je plisse les yeux, ayant l'impression de passer à côté d'un truc.
-D'ailleurs, qu'est-ce qui t'a pris ?
-Mon père. Je le supportais plus.
  Je hausse les sourcils. Je croyais qu'elle allait me parler de sa mère.
-Pourquoi ? demandé-je.

  Et pour une fois, je n'ai pas à user de la patience de tous les diables car Chelsea me le dit. Elle me le dit vraiment.
-C'était le jour de la fête d'Arden que je l'ai appris. Ça m'a fait un choc, parce que malgré le fait que mon père soit un calculateur homme d'affaires qui n'a pas trop la temps pour sa fille, je l'ai toujours considéré comme un modèle, un héros.

  Je me rappelle vaguement qu'après la soirée, en voulant la raccompagner chez elle, elle avait traité son père de connard. J'avais trouvé ça complètement déplacé, mais j'avais mis ça sur le compte de la crise d'adolescent rebelle.
  Je réalise maintenant que c'est peut-être un peu plus grave que je ne le supposais.
-Alors que ma mère se battait pour survivre, poursuit Chelsea en serrant les poings. J'apprends que ce...ce..Il voyait...Il fréquentait une autre femme.

  Je reste un instant sans voix, incapable de trouver la moindre parole de réconfort.
-Il n'a pas arrêté de s'excuser auprès de moi, de me dire qu'il était amoureux, et qu'il ne voulait pas me faire de mal, mais je ne l'écoutais pas. J'avais l'impression d'avoir été trahie.

  Je comprends ce sentiment. Mais malheureusement pour Chelsea, je comprends aussi le point de vue de son père. L'amour conduit parfois à faire des choses inimaginables.

  Il n'y a qu'à nous regarder, elle et moi.

Pas si mauvaise...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant