Une échappatoire

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PDV d'Anger

  Je devrais être à l'école. En cours, avec Matt, Sandy et Rowan. À m'ennuyer à mourir en TP, et prier pour réussir la montagne d'examens qui ne manqueront pas de défiler après les vacances.
  Je réfléchis rarement à l'avenir, surtout vu la situation financière de la famille, qui ne va pas m'aider si je vais à la faculté, mais j'aimerais bien aller étudier à Tallahassee. Ou mieux, à Harvard pour faire du droit. Mais je ne me leurre pas.
  Avec mon dossier, je ne serais jamais retenu.

  Donc, voilà, au lieu de me creuser la tête pour essayer de me bâtir un avenir accessible, et redoubler d'efforts en cours, je sèche une nouvelle fois, en compagnie de Chelsea Van Houten, dans cette demeure gigantesque qui ne semble pas connaître le désordre.

-Donc, dimanche ? répété-je à nouveau, assis par terre dans le chaos que Chelsea a déchaîné dans sa furie. Boules de billard, verre cassé, et j'en passe.
-Oui, répond-elle en haussant les épaules. Ce dimanche-là.
-Et...Tu veux que je vienne ? je demande avec une maladresse indescriptible.
  Elle lève la tête vers moi, bizarrement surprise.
-Quoi ? T'es sérieux ? Enfin, je croyais que...Non, c'est génial si tu peux venir.
  C'est génial si tu peux venir.
  Je sens inexplicablement un sourire gagner mes lèvres, en même temps qu'une nouvelle question me taraude.
-Comment ça, de quoi ? Tu croyais quoi exactement ? je l'interroge.
  Elle ne répond pas.
Et c'est reparti.

-Bon, allez, moi j'en ai marre, fais-je en me relevant. Bye.
  Elle se met debout presque en même temps que moi et m'attrape par le bras.
-Ça va, imbécile ! Je croyais juste que..tu m'en voulais encore et que tu ne m'adressais plus la parole.
  Je dégage mon bras, pas tout à fait sûr de ce qui se passe.
-Bien sûr que je t'en veux encore, non mais ! Je n'ai pas encore oublié toutes les crasses que tu m'as faites !
-Mais, espèce de malade ! Je pensais que t'avais enfin compris que C'ÉTAIT PAS MOI, putain de bordel de merde ! explose Chelsea.
-Jusqu'à preuve du contraire, cette vidéo a été publiée sur ton compte facebook, lui rappelé-je.
  Je me comporte en parfait abruti, et j'en suis conscient. Je ne feins même pas de lui accorder le bénéfice du doute.

  Elle se mord la joue, essayant de contenir son dévastateur pouvoir de destruction massif.
-T'es qu'un connard, finit-elle par déclarer en secouant la tête. Si ma parole ne te suffit pas, tant pis.
-Et qu'est ce qu'elle vaut ta parole, exactement ? craché-je avec mépris. Ce n'est pas comme si je comptais pour toi.

  À l'instant où je prononce ces mots, les sous-entendus de Rosemary me reviennent immédiatement en mémoire et je rougis.
  Je vire carrément à l'écarlate, comme un pauvre ado en manque d'expérience.

  Chelsea ne dit rien. Mais elle arbore une moue exaspérée, comme si elle en avait assez de s'adresser au dernier des imbéciles.
-Bien sûr que tu ne comptes pas, déclare-t-elle en levant les yeux au plafond. C'est sûrement pour cette raison que t'es chez moi, que je veux que tu m'accompagnes aux funérailles de ma mère, et que je déprime depuis des jours.

  Déprimer depuis des jours ? L'entendre de sa bouche me fait rendre compte à quel point je ne sais rien de ce qu'elle a enduré de son côté. Pour moi, elle jubilait de me savoir au fond du trou.
  Je me sens tout à coup vachement minable.
-Heu...J'étais loin de me douter...Désolé.
-Je reconnais que je t'ai pas donné de supers raisons de me pardonner, affirme-t-elle en haussant les épaules.
-Effectivement, confirmé-je de but en blanc.
-Hé, mais t'étais censé dire : t'as pas à t'excuser, c'est aussi de ma faute, Chelsea.
-Mais ce n'est pas le cas, je réplique en souriant de manière ridiculement forcée.

  Elle me fait un doigt d'honneur de nouveau avant de lâcher un dernier chapelet des jurons incompréhensibles.

  Je remarque en levant les yeux vers l'écran fracassé un détail de la pièce auquel je n'avais jamais prêté attention. Coincé par un clou, pendant tristement contre le mur constellé de médailles, se trouve un drapeau, bleu foncé.
  Je pense d'abord immanquablement à l'Australie, mais je me rappelle la discussion que Chelsea et moi avions eu chez Mel.
-L'Islande...murmuré-je.
-Qu'est-ce que tu racontes encore ?
  Je me lève pour aller examiner le drapeau. C'est bien ce que je pensais, il s'agit de l'étendard islandais.
-T'as vraiment une histoire avec ce pays, hein ? me rappelé-je. Tes origines, ton groupe préféré, tout ça.
  Chelsea se lève, le visage en proie à une sorte de confusion gênée.
-Quoi ? Tu t'en souviens ? fait-elle avec une réelle stupéfaction.
-Bah oui. Kaleo, ton père qui vient de là-bas,...Mais je pensais que ça ne t'intéressait pas plus que ça.
-Ah. Tu as tort. C'est même là-bas que j'ai envie d'aller vivre.
  Je me fige.
-Quoi ! Tu plaquerais tout ?! Tes études, ta famille, tes amis, ta vie, pour te tailler dans ce bled ? m'exclamé-je.
  Chelsea me regarde calmement.
-Oui.

  Ah. Je réalise que je suis en fait à des années-lumière de savoir qui est réellement Chelsea. À des centaines de milliards de galaxies même. L'imaginer assez dingue pour démarrer une nouvelle vie dans un pays qui caille me parait inconcevable. Mais aussi terriblement intrépide, contrairement à moi qui fais tout pour me soustraire à mes responsabilités.

  En même temps, quand on est une Van Houten, les soucis financiers, les problèmes de boulot, salaires, ça ne doit pas être très courant.
  Bon sang, je déteste les riches.

-Tu devrais déjà commencer par vérifier que c'est la contrée de tes rêves avant de décider, rétorqué-je. Imagine que ça craint et que tu ne puisse plus partir.
-J'y ai pensé. C'est pour ça que je vais partir là-bas pendant les vacances de printemps.
  Une inexplicable pointe de haine m'envahit.
-Avec qui ?
-J'en sais rien. Mon père ? hasarde-t-elle en haussant les épaules.
  La sensation déplaisante de haine se tire immédiatement.
-Et Rosemary ? dis-je en me grattant la tête.
-Arrête avec Rosemary, tu me saoules.
-Désolé de ne pas connaitre la liste de tes amis par cœur, ironisé-je en levant les yeux.
-Pas besoin de liste. Il ne m'en reste plus tellement, de toute façon, dit-elle en contournant la table de billards.
-Combien ? demandé-je à tout hasard.
-En fait, je crois qu'il ne reste plus que toi.

  Je fais mon maximum pour l'empêcher, mais trop tard, mon cœur se met à battre plus vite, et un stupide sourire niais s'étale sur ma figure. Merde, j'ai l'air con.
-Donc tu m'emmenerais en Islande ? ricané-je en la voyant fuir devant son récent humiliant aveu.
  Elle s'assure que je vois bien son doigt d'honneur avant qu'elle ne s'échappe de la pièce, sans même prendre la peine de me répondre.

  Évidemment.

Pas si mauvaise...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant