Lorsque je me levai ce matin-là, mes premières pensées furent dirigées vers mes parents biologiques. Je les avais toujours considérés comme des personnes bonnes envers leur peuple. Et pourtant, voilà que Demyan m'affirmait la veille qu'ils n'avaient rien fait pour protéger les Sans-Pouvoir. Avant le coup d'état, je m'étais imaginé que tous étaient en paix; et en même temps, c'est ce que l'on m'avait toujours répété. Dans ma tête, il n'y avait qu'un peuple, le peuple d'Ivraska. Je pensais qu'ils nous avaient attaqués sans raison, aveuglé seulement par leur peur de nos pouvoirs. Mais en réalité, ces pouvoirs ne s'étaient pas contentés d'exister, les Scintillants s'en étaient servis.
J'étais alors, en ce jour, complètement perdue. Je me sentais trahis par les miens de m'avoir mentit, et l'image que j'avais de mes parents n'étaient pas aussi positive qu'avant. Il aurait fallu que je parle à un des miens, mais je n'étais pas certaine que quiconque des Roses accepte de me recevoir pour cette raison. Pourtant je voulais connaître la vérité, être bien consciente des torts de chacun. Puis alors que je réfléchissais à cela, assise à la table de la cuisine encore mal réveillée, un nom me vint à l'esprit. Hox. Il était probablement plus franc que tous les Roses réunis et je doutais qu'il puisse me mentir sur quoi que ce soit. Je me levais alors d'un bond, puis criai à Yla que je partais faire un tour.
La maison de Hox se trouvait à moins d'un kilomètre de chez moi, j'y fus donc rapidement. Après avoir frappé, il m'ouvrit et afficha un air surpris.
— Tiens donc, Keryna. Qu'est-ce que tu fous là?
— J'avais besoin de te parler, je peux entrer?
Il hocha la tête puis s'écarta pour me laisser passer. Cela faisait des années que je n'étais pas venu, pourtant l'endroit n'avait changé en rien. Toujours les mêmes hideux rideaux à carreaux et les canapés déchirés. La seule chose qui améliorait cela était le tableau qui se situait au-dessus de la cheminée. Il représentait la famille de Hox, avant que sa femme et ses deux filles soient exilées sur Tawy.
— Je te sers quelque chose? me demanda-t-il, me détachant du tableau.
— Sans façon, je ne compte pas rester longtemps.
Il s'assit sur un des deux canapés, les coudes sur les genoux. Je m'installai en face, un peu gênée de me retrouver seule avec lui.
— En fait, je me demandais comment c'était avant le coup d'état? Les relations entre les Sans-Pouvoir et les Scintillants étaient pacifiques ou désastreuses?
— C'était compliqué. Je ne dirais pas qu'on vivait en paix, pourtant ce n'était pas la guerre non plus. La plus grande partie de nos deux peuples s'entendaient assez bien, mais il a fallu quelques cons pour que tout parte en l'air. Les Sans-Pouvoir avaient peur de nous, ce n'est un secret pour personne, sauf que nous ne faisions rien de mal donc les tensions se maintenaient. Malheureusement, quelques Scintillants ont commencé à se sentir tout puissants. Alors ils torturaient des Sans-Pouvoir afin de les obliger à faire ce qu'ils désiraient. Je n'étais même pas né quand tout ça a commencé, mes grands-parents non plus à mon avis. Je pense que ça a toujours existé, mais ces scènes de torture s'étaient pas mal intensifiées depuis un siècle environ. Toutefois, attention, il ne faut pas croire que les Sans-Pouvoir étaient de sages petits agneaux non plus. Combien de Scintillants innocents ont-ils tués afin de montrer qu'ils n'étaient pas inférieurs?
— Qui a commencé alors? Qui est en tort?
— Cette question ne se pose pas. Nos déesses ont créé des différences entre nous, et nous en avons fait des inégalités, tout simplement. Alors à partir de là, nos peuples ont commencé à se haïr et la haine reste rarement sans actions. Nous sommes tous en tort, nous avons tué des leurs, ils ont tué des nôtres. La plupart des Roses aiment raconter que nous n'avons rien à nous reprocher, mais nous avons nous aussi du sang sur les mains. Cependant si l'on compte véritablement le nombre de victimes, nous sommes évidemment les plus à plaindre depuis le coup d'état.
Je l'avais écouté patiemment et désormais je ne savais même plus quoi dire. Jamais je n'avais visualisé notre histoire ainsi et je ne comprenais pas comment j'avais pu passer dix-huit ans à côté.
— Et les souverains alors dans tout ça?
— Comme tous les rois et reines d'Ivraska auparavant, ils n'ont pas fait grand-chose. Il y avait des lois pour punir l'un ou l'autre des camps, mais elles n'étaient jamais appliquées. Et puis il faut dire qu'ils avaient autre chose à gérer, l'île a toujours été en crise économique. Peut-être qu'après tout, nous aurions dû nous rattacher aux autres îles.
Je hochai la tête, ayant pourtant l'impression d'avoir le cerveau embrouillé. Apprendre après dix-huit ans que tout sur quoi ma vie tournait s'avérait être bancal me laissait interdite. J'en voulais à Yla et Pol de ne jamais m'avoir raconté cela.
Je remerciai ensuite Hox de m'avoir éclairé, puis rentrais chez moi. Mais alors que j'en prenais le chemin, je voulus revoir Demyan. Sans savoir pourquoi, j'avais l'impression qu'il était le seul à qui je pouvais me raccrocher. Je rejoignis donc la chaumière, puis demandai à Suran de m'y emmener. Bien qu'il refusa au début, il accepta finalement.
Demyan m'invita dans sa chambre lorsqu'il arriva devant la porte où je l'attendais. J'acceptai avec joie. Nous traversions donc les nombreux bâtiments, puis y arrivions enfin.
— Les enfants Scintillants sont encore là, me prévint-il avant d'ouvrir la porte.
Je me crispai, ayant peur que l'un d'eux me reconnaisse. Il ne fallait surtout pas qu'ils trahissent la moindre émotion à ma vue. J'entrai après quelques secondes sur le pas de la porte et mon cœur bondit lorsque je réalisai qu'ils étaient bien là. Demyan les embrassa avec tendresse sur le front. Je ne pus m'empêcher d'afficher un immense sourire. Comment un Sans-Pouvoir pouvait-il agir ainsi avec l'un des nôtres?
Les petits m'observèrent et je pus voir dans les yeux de Hutys un éclat de joie. Il m'avait reconnu, j'en étais certaine. Pourtant il ne dit rien. Je les saluai puis partis m'asseoir aux côtés de Demyan. En cet instant, je me sentis beaucoup mieux que le matin même. J'arrivais enfin à ne plus trop y penser.
— Tu as réussi à les faire parler? demandai-je à Demyan.
— Pas encore, non. Leur mutisme m'inquiétait un peu au début, mais il parait que c'est normal pour des enfants en état de choc. J'ai quand même le droit à des sourires de temps en temps, ce qui n'était pas le cas trois jours plus tôt. Et je suis allé chercher les papiers que le père m'avait donné, j'ai donc trouvé leur nom et leur âge. Le plus jeune est Hutys, qui a sept ans, et Tinor est de deux ans son ainé.
— Tu leur as parlé de leurs parents? murmurai-je afin qu'ils ne m'entendent pas.
— Non, je n'y arrive pas. Je sais qu'il faut que je le fasse, que ce sera plus difficile encore si j'attends, mais je ne peux pas. Regarde-les, ils sont tellement innocents. J'ai l'impression que je les briserai.
— Je comprends, ne t'inquiète pas. Pourtant il va bien falloir, les laisser dans cet état n'est pas bon. Il va falloir qu'il fasse leur deuil.
Il acquiesça, l'air dépité. Alors que je l'observais, je fus surprise de voir tant d'amour pour eux dans ses yeux. A chaque minute passée à ses côtés, j'apprenais à le connaître un peu mieux. Et je découvrais quelqu'un de protecteur, chose étonnante pour le chef des legios. Sentant mon cœur battre un peu plus fort à cet instant, je me sermonnai moi même. Qu'est-ce qui me prenait donc?
— Bon, je vais y aller, finis-je par dire en voyant l'heure sur ma montre.
J'embrassai les petits, puis Demyan me raccompagna jusqu'à la porte de la caserne.
— Je viendrais te voir demain, si tu es d'accord, me dit-il en effleurant ma main.
Ce simple contact me fit frissonner. Je m'écartai, soudainement gênée. Je lui répondis finalement qu'il pouvait venir, puis partis vers un dirigeable qui pourrait me ramener chez moi. Une fois assise, je pus reprendre mes esprits. Malgré moi, je ne pouvais pas ignorer l'effet que me faisait Demyan. Et c'était bien la pire chose qui pouvait m'arriver.
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Diadème de cendres
Fantastik« Qu'auriez-vous fait à ma place? Continuer de fermer les yeux sur le malheur de votre peuple? Ou bien essayer de vous battre pour avoir une vie plus sereine? Personnellement, j'ai choisi la seconde option, pour le meilleur ou pour le pire. » Keryna...