Chapitre 1 ; Carnet de vie

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Je m'en fous que le temps passe, tant qu'il passe bien.

Malheureusement pour moi, pour toi, pour eux ; chaque fois qu'on a cette incroyable et frénétique impression de vivre un bon moment, on se ramasse dans la face ce truc inévitable : le moment qu'on vient de vivre, même s'il est encore palpable, encore présent dans nos veines et dans notre être, s'en va directement dans le passé.

Et il n'en reviendra JAMAIS.

La seule chose qu'on pourra en retenir, c'est ce jugement tordu et inventé qu'est le souvenir. Comme si quelque chose de matériel et de temporel pouvait être retranscrit par ces handicapés de neurones.

Écrire ma jeunesse, c'est justement pour en graver l'essence, les tourments et les joies, que j'ai commencé à tenir un carnet de bord, il y a plusieurs années déjà. Garder une trace tangible de mon passé et pouvoir y accéder quand bon me semble, telle la bibliothèque de mes souvenirs.

J'ai toujours été très attachée au passé, du genre à garder tout plein de petits souvenirs dans une boite, à tout collecter précieusement et à me rappeler exactement le moment, l'endroit, la personne auxquels ils me font penser. Tous ces petits grigris sont pour moi de véritables machines à voyager dans le temps et me transportent, dès le moment opportun, vers le sentiment qui m'animait alors précisément.

Mais alors, pourquoi ne pas simplement m'atteler à la conservation d'une sorte de musée d'objets personnels pour assurer mes voyages vers le passé ? Et bien parce que j'ai aussi la terrible idée, l'angoisse, la prémonition, qu'un jour, je perdrai la mémoire.

C'est idiot, j'en ai bien conscience, car rien ne peut corroborer mon pressentiment sur ce point ; je suis une jeune femme en pleine santé, et aucun cas d'Alzheimer n'est à déclarer dans ma famille. N'empêche, cette idée m'habite, qu'un jour je ne me souviendrai plus de mon vécu, de mon histoire, des étapes de vie par lesquelles je suis passée, et qu'alors, je serai dans la possibilité d'y accéder grâce à mes carnets.

L'élément déclencheur a été mon premier départ pour l'étranger. Pas de simples vacances, mais plutôt un aller sans retour défini pour un pays étranger : l'Angleterre. J'ai vécu ce moment comme la première péripétie de ma vie d'adulte, la première histoire qui valait la peine d'être retranscrite sur papier. Ainsi, à dix-neuf ans, dans le ferry qui traversait la Manche, je commençais la rédaction du premier tome du récit de ma vie.

Mais voilà, plusieurs centaines de pages aux couleurs de mes voyages plus tard, je dois déplorer une page blanche longue de trois ans !

Trois années et pas une ligne ajoutée au récit de ma vie. J'ai en premier lieu considéré que mon retour en France ne justifiait plus de tenir un carnet « de voyage ». Raisonnement qui selon moi, tenait la route. C'est ensuite le fameux « blues du retour », puis la reprise monotone d'une vie citadine et peu excitante qui m'a amené à bouder le stylo, honteuse et déprimée de la lassitude de mes journées. Si j'écrivais le récit de ma vie pour une future « moi » amnésique, autant que j'en retrace le meilleur non ?

Après plusieurs mois qui m'ont paru durer une éternité, avachie et résignée dans la grisaille parisienne, je tombais amoureuse de Marc. À ce moment-là, je n'ai pas su reprendre l'écriture de mes carnets, emportée dans le tourbillon d'émotions qu'accompagne le début d'une relation passionnée. Il me paraissait évident que pour savourer pleinement ce regain de vie et d'énergie positive, je ne devais pas risquer de briser la magie en la matérialisant par écrit. Et puis, je me disais que j'écrirais après, quand la passion fougueuse du début se serait transformée en routine paisible et chaleureuse.

Je m'imaginais déjà, assise dans mon atelier de peinture, dans la maison qu'on aurait achetée avec Marc au Croisic, essayant de retranscrire les meilleurs moments de nos débuts. Expliquant avec une plume plus mature comment il avait fait chavirer mon cœur.

Je m'y voyais déjà, buvant une tasse de thé, emmitouflée dans un plaid confortable, expliquant par écrit sous quel visage s'était présenté l'Amour.

L'Amour des premiers jours : un coup de tonnerre qui m'avait parcouru la moelle épinière, incendié le corps, éveillé le soleil de mon être.

Seulement voilà, trois années après, me revoilà célibataire. Tout ne s'est pas passé comme prévu. Et à défaut d'écrire depuis un atelier hypothétique dans une maison hypothétique avec un Marc qui n'est pour le coup, lui, plus du tout hypothétique, c'est allongée dans l'herbe douce du parc Martin Luther-King en compagnie d'une légère gueule de bois que je pose les premières lignes du récit de ma vie (suite).


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