Chapitre 9 ; Angostura 1919

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Puisque j'ai un devoir d'une grande importance à rédiger, dans un temps désormais critique, il est tout évident que mon esprit et mon corps se liguèrent pour me donner envie de faire un million de choses mis à part ledit devoir. Dormir, manger, faire le ménage, trier mes vêtements, aller au Comptoir, penser à André, penser à Alexandre...

Toute activité autre que la rédaction de ce fichu mémoire me semble tout à coup primordiale.

Alors que la spirale ravageuse de la fin de ma relation avec Marc a été la première raison de ma procrastination, mon célibat retrouvé s'en est suivi sans intervalle.

Voilà que je me retrouve avec une échéance si proche qu'elle ressemble à mon propre sabotage !

Assise dans le salon, ordinateur ouvert sur la table basse, il est pourtant temps de dompter ma flemme, d'affronter cet écran et commencer !

Je viens de passer une heure à élaborer le sommaire qui servira de trame au devoir, quand une autre idée me traverse l'esprit. Je double clique sur le fichier « photo » de mon ordinateur et entreprends de trier les clichés des trois années passées avec Marc.

Toute personne normalement constituée se serait rendu compte qu'il s'agit de la chose la plus antinomique à la rédaction en catastrophe d'un devoir de fin d'année. « Regarder des photos de son ex », ou comment se faire du mal plutôt que de faire quelque chose de productif. À classer dans la même catégorie qu'« envoyer des messages à son ex à 3h du mat en soirée ».

Mais rien à faire, j'ai maintenant sous les yeux les photos d'une ancienne version de moi-même, allongée sur le sable de Phuket, sirotant une noix de coco, enlacée sous une cascade en pleine jungle, à bord d'un tuk-tuk devant le marché aux fleurs... Plutôt que de la tristesse, c'est de la mélancolie que je ressens, je repense à quel point nous étions heureux et comme les moments de joie étaient autrefois nombreux et intenses. Forcément, on ne prend des photos que quand tout va bien.

Tout de même, je ne peux pas cracher dans la soupe, grâce à Marc, j'ai réappris à aimer pleinement, et bien que je doive déplorer la dégringolade d'une belle entente amoureuse, je ne peux pas non plus dire que je me sente triste de me retrouver seule. J'ai l'impression d'avoir guéri et grandi. J'expérimente même depuis peu un sentiment de confiance en moi et de fraîcheur d'esprit que je n'avais pas ressenti depuis longtemps. Je me sens à présent confiante et à l'aise d'assumer avec autonomie et gaieté ma vie de célibataire.

C'est exactement à ce moment de mes réflexions contradictoires que vient me titiller une montée d'hormones d'attachement et que je ressens le besoin d'entendre sa voix. Dépossédée de tout pouvoir à me mettre au boulot, je compose son numéro.

— Marc, c'est Alex.

— Oui, je sais, je n'ai pas effacé ton numéro, tu sais.

Silence

— Qu'est-ce que tu veux ?

Mon cœur se serre à l'écoute de sa voix si froide.

Qu'espérais-je au juste ?

Je prends une grande inspiration avant de lui répondre d'un ton aussi amical que possible :

— Ça m'arrangerait que tu passes prendre le reste de tes affaires ce soir.

Soupir

— Ok, je peux être là dans une heure.

Il raccroche. Je reste quelques secondes interdite, le téléphone à l'oreille, à écouter la tonalité vide. Pourquoi j'ai fait ça ? Aujourd'hui ?!

Une heure plus tard, le son strident de l'interphone résonne dans l'appartement –ce qui me surprend, avant que je ne me rappelle qu'il m'a rendu les clés. Je sens les muscles de ma nuque se crisper en écoutant les dernières marches de l'escalier craquer sous ses pas. Mon visage est en train de devenir de plus en plus blafard. Vers où se précipite le sang qui irrigue d'habitude mes joues ? Aucune idée, mais il a déserté son poste. Qu'est-ce qui m'a pris de demander à Marc de venir sur un coup de tête ? Ai-je réellement décidé de saboter mon année scolaire en rendant impossible la rédaction de mon satané devoir ?

Il en est plus que probable, car malgré toutes les conclusions que j'ai pu raisonnablement tirer des semaines passées, dès qu'il passe le seuil de la porte, j'ai l'irrépressible envie de l'embrasser, de le serrer contre moi et de le déshabiller. Me racheter une dernière nuit de complicité avec cet homme qui me connaît si bien.

Je l'attire dans la chambre tout en déboutonnant sa chemise. La méfiance et la surprise qui s'affichent sur son visage laissent vite place à un laisser-aller de circonstance. La grande aiguille de l'horloge de l'entrée n'a peut-être même pas tiqué qu'il se rend complètement à moi. Ses mains s'agrippent à mes hanches au moment où je me positionne à califourchon sur lui, ses yeux me supplient de déboutonner son jean. Rien de tout ça n'est réfléchi, mais tout est maîtrisé. Maitrisé par nos corps qui reproduisent des gestes tant de fois répétés. Une peur monumentale me coupe le souffle au moment où nous ne formons plus qu'un.

Peur de réduire à néant toutes ces semaines de reconstruction sentimentale, peur de foutre en l'air mon année scolaire en faisant des galipettes plutôt que mon mémoire. Peur de moi-même face à la saveur retrouvée de ses mains sur ma peau.

Mais rien ; pas d'émotion, pas de vertige. Aucun bouleversement. Juste l'impression d'avoir atterri par une coïncidence grotesque sur le corps d'un étranger, d'un mannequin inanimé. Je désengage mon bassin de cette union bafouée.

Je paye sans doute le prix de mon acte insensé, de l'avoir appelé sur un coup de tête. Je récolte l'impression frustrante d'enlacer un vieux souvenir. Le fantôme de notre amour est désormais impalpable. Mon intention n'était pas de le blesser, pourtant, c'est bel et bien ce que je viens de faire. Je m'assieds sur le coin du lit et lui tourne le dos, il sort sans un mot et claque la porte derrière lui.

Je me rue sur la bouteille de rhum Angostura 1919, et en descends un verre. Je m'apprête à allumer une cigarette quand il sonne à nouveau à la porte.

J'ouvre une seconde fois, sans mot dire. Il n'a toujours pas trouvé comment exprimer ce qui lui brûle la gorge, mais ramasse le sac contenant le reste de ses affaires, ce pour quoi il était venu en premier lieu.

Je reste immobile sur le canapé ; je sens l'alcool me réchauffer les entrailles et son regard me glacer le cœur. Je fuis la vision de son visage navré. Il repart en lançant un dernier regard sur l'appartement qui avait été le nôtre. J'ouvre mon ordinateur à nouveau, et rédige ces lignes comme introduction à mon mémoire :

C'est sans peine que je vous conte

que mon cœur est plein de haine.

De haine d'avoir eu raison

de notre avenir en démolition.

L'histoire était tracée

par les avant-goûts du passé.


LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant