Chapitre 27 ; Petits farcis

12 2 4
                                    


Retour de la grisaille sur la Capitale. Pas d'été indien pour venir apporter quelques semaines supplémentaires de soirées tièdes et de crépuscules sanguins. Une semaine avant la date prévue de son terme, l'été s'est noyé sous les gouttes larguées comme des bombes pour exterminer les rires, les chaleurs estivales et les apéros en terrasse.

Depuis l'environnement feutré de mon salon, je regarde la pluie frapper les vitres, ruisseler jusqu'au balcon et en changer la couleur. Dehors, tout est devenu obscur, grave. Je frissonne et passe un gros pull. Ce soir, je m'essaye à un nouvel exercice : profiter de mon lieu de vie.

Si les beaux jours m'ont poussé à gambader dans le quartier, le retour de la pluie m'invite à rester à la maison. Techniquement, je sais comment faire, pour passer une soirée à la maison. La seule différence, c'est que j'y suis désormais seule. Ne sachant pas trop quoi faire différemment, j'essaye de faire pareil. Pareil qu'avant. Pareil que quand Marc était là.

Du marché, j'ai rapporté des courgettes rondes, des gros champignons, de la farce, deux bouquets de vin et une bouteille de lys blanc. Ou plutôt l'inverse. Jusque-là, c'est plutôt bien parti. La cuisine reprend soudain vie avec les paquets posés sur le plan de travail. En quelques minutes, le salon troque son odeur âpre de tabac froid contre l'effluve délicate du lys. J'allume même quelques bougies ; leurs petites flammes jaunes animent la pièce d'un ton chaleureux qui rend le contraste avec les nuages sombres et la rue dégoulinante presque rassurant. Le temps d'arranger tout ce petit monde, je sirote du petit Brouilly en écoutant un vieil album de Vanessa Paradis et Lenny Kravitz. Ma technique de mimétisme a l'air de marcher. Je passe une soirée seule à la maison et c'est plutôt agréable !

J'ai déjà bu deux verres de vin quand je me mets à cuisiner, je commence par éplucher et couper les oignons, un peu plus gros que d'habitude. En fait, « d'habitude », c'est Marc qui coupe les oignons, pendant que moi, j'épluche l'ail. Les petits farcis, c'est sa recette. Avant de cuisiner ensemble, ce qui nous arrivait souvent, nous devions définir qui serait chef et qui serait commis, pour éviter les chamailleries pendant la préparation. Quand j'étais aux commandes, c'était toujours en freestyle, à l'improvisation. Marc était plus méticuleux, excellent cuisinier à sa façon, mais plutôt dans le contrôle, l'exactitude. D'ailleurs, s'il avait vu ça, il m'aurait à coup sûr fait un commentaire. Mais je m'en fiche bien, puisqu'il n'est pas là pour voir que je coupe les oignons trop gros.

Arrivant au juste point d'ébriété, je danse un peu en cuisinant, rajoutant des épices à la viande, un peu trop grossièrement, comme pour les oignons. Je remplis les légumes avec la farce assaisonnée au hasard, verse un demi-verre d'eau et un filet d'huile d'olive dans le fond du plat, comme Marc me l'a appris, avant de le mettre au four. J'ai un peu de temps libre en attendant que les petits farcis ne finissent de cuire. Avant de m'installer dans le salon, je sors du placard de l'entrée le dernier tome de mes carnets de voyage (celui qui a précédé la page blanche de trois ans) et m'assois par terre en tailleur, adossée au canapé.

En l'ouvrant, je plonge tête la première, dans mes souvenirs du bush australien. La chaleur qui m'empêchait de dormir, le sable qui s'incrustait absolument, le chiot que j'avais sauvé, les cabanes sur les collines de Nimbin et la cueillette des champignons.

La disparition de mon chien, les litres de « goon », les heures de route entre les eucalyptus sans jamais croiser personne. Et puis les wallabies qui se mettaient à sauter à l'unisson au passage du van, les chevaux sur la plage, les araignées aux couleurs métalliques et les papillons de nuit gros comme ma main.

Cette faune si présente, dangereuse et puissante ; et cette flore, maternelle et omnisciente, qui m'avait recueillie, avait su m'apprivoiser et m'enseigner la beauté de la vie. Grâce à elles, j'avais changé le regard que je portais sur mon désarroi. Il avait suffi que je lève les yeux de mon propre nombril, que je mette un terme à la contemplation désolante de mon chagrin. Il avait suffi que je regarde là, autour de moi, l'unité de la terre et de la vie comme preuve irrévocable que tout ceci a un sens.

LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant