Chapitre 7 ; You Only Live Once

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Les jours passent, au rythme de mes émotions fébriles. J'arrive au bout d'une semaine ennuyeuse de cours, durant laquelle ni l'analyse d'un bilan comptable ni l'étude des conflits géopolitiques du Moyen-Orient n'ont réussi à éveiller en moi beaucoup d'intérêt. Seules mes sorties sont instigatrices de sensations nouvelles ou retrouvées. Je redécouvre peu à peu les petits plaisirs de la vie, qui s'étaient égarés sous le poids des reproches et des doutes d'un couple qui se déchire. Dehors, les arbres ont tous revêtu leurs feuilles pâles et les fleurs ont fini par éclore de leurs bourgeons graciles.

Les jours paraissent infinis, paresseux, étalés lascivement comme des chats au soleil. La météo annonce un week-end superbe sur la capitale et cela me met de bonne humeur. Une fois les cours terminés, je rentre à la maison en allongeant le pas. Sans contrarier mon impatience, je déboule dans l'appartement, jette mon sac sur le canapé et allume la stéréo sur une compilation des Strokes. Les premières notes de « You only live once » envahissent le salon, j'ouvre la porte vitrée qui donne sur le petit balcon.

Tout en frottant les cordes d'une guitare imaginaire, j'arrose les plantes, range rapidement les vêtements qui traînent sur le sol de la chambre et arrange la couette sur le lit. J'allume un bâton d'encens et les bougies qui décorent la cheminée du salon. Je sors une bouteille de rosé du frigo et deux verres à pied gravés, que j'ai ramenés de mes dernières vacances au Croisic. Je me sers un verre et allume une clope. Pas de raison de l'attendre pour commencer l'apéro !

Au moment de ma rencontre avec Roxane, rien ne laissait présager une amitié aussi durable. La petite et fragile Roxane, dernière descendante d'une vieille famille nantaise (qui avait pris ses galons en orchestrant nombre des plus belles réussites du chantier naval de Saint-Nazaire), passait les vacances d'été chez ses grands-parents au Croisic ; où mes parents avaient loué une maison pour l'été de mes six ans. Nous avions été tirées au sort pour être en équipe lors de la chasse au trésor organisée par notre colonie de vacances. À première vue, Roxane n'allait pas rendre la tâche facile. Petite crevette dont la tête dépassait à peine du cadre de ses grosses lunettes rouges, elle avait encore un patch sur l'œil pour corriger son hypermétropie tardive. Elle m'avait pourtant assuré être en CP, comme moi, alors qu'elle avait plutôt l'air d'être en maternelle. Nous avions cependant réussi à mener une chasse au trésor plutôt correcte. Je la battais largement à la course, mais Roxane avait ce brin de malice et d'intelligence qui complétait à merveille mon énergie désordonnée.

Nous nous sommes retrouvées chaque été jusqu'à nos quinze ans. Si émus par cette jeune amitié, mes parents n'ont jamais osé proposer un autre lieu pour nos vacances estivales. Les années et la distance ont eu pour effet de solidifier notre amitié, basée sur une franche entente et le respect des choix de vie de l'autre.

Quand elle sonne à la porte, bouteille de rosé à la main ; l'horloge de l'entrée indique dix-huit heures. Plus rien à voir avec la frêle petite chose que j'ai rencontrée dix-sept ans auparavant. Telle une chenille exploitant sa phase en cocon pour faire quelques améliorations, elle a profité de l'adolescence pour opérer une transformation étonnante. Un carré plongeant encadre désormais un joli sourire pulpeux et des yeux rieurs. Ses cheveux ébène et soyeux contrastent avec son teint diaphane et lumineux ; elle a même gagné en force et en assurance depuis qu'elle s'est mise au sport collectif. Depuis nos quinze ans, moment fatidique de la fin des vacances avec les parents, nous avons continué à nous voir au moins une à deux fois par an. Au moment où nous commencions chacune de notre côté à découvrir les joies des sorties et des boites de nuit, « me rendre visite » s'avéra être une excuse parfaite pour « monter à Paris » avec, en poche, la liste des soirées à ne pas manquer.

Nous nous installons sur le canapé et papotons des évènements récents tout en sifflant les deux bouteilles de rosé, puis nous nous rendons à pieds jusqu'au quartier de Pigalle où nous choisissons un petit restaurant « tapas » recommandé par un site à la mode. Pendant le repas, nous parlons peu, mais nous nous comprenons beaucoup. L'art de notre amitié est aussi de pouvoir savourer l'instant présent par un simple échange de regards ; un phénomène uniquement explicable par une complicité limpide et totale qui, de temps à autres, nous oblige à fermer les yeux et sourire.

Plus tard dans la soirée, c'est sur le toit du Musée de la Mode et du Design qu'on décide de faire bande à part. La foule dansant comme des automates nous pousse à nous échapper vers un endroit plus calme. Rox pointe du doigt un mur végétal légèrement incliné. Les mâchoires grinçantes des zombies sur la piste nous décident en moins d'une seconde. J'attrape Rox par le poignet et nous grimpons grâce à une petite échelle le long de la paroi de verdure. Nous voilà sur le toit, le vrai ; tout en haut de l'édifice, à admirer les lumières scintillantes sur la Seine. D'ici, on peut voir les bateaux-mouches avancer doucement sur l'eau, renfermant un tumulte muet à nos oreilles. Nous gonflons nos poumons d'air tiède, un sourire léger aux lèvres. De notre désir d'éviter la horde de clowns qui s'excitent en bas autour des enceintes, nous avons en fait trouvé l'endroit parfait, tout au-dessus du tremblement des basses, pour voler à cette soirée les meilleurs moments. Car il est bien certain, que de toutes les personnes présentes à cette soirée, nous voilà les mieux loties, allongées entre un tapis végétal et un plafond astral.


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