Ce matin, nous nous dirigeons vers l'île de Pag, que nous atteignons après une petite traversée en bac. Nous voilà arrivées sur un gros rocher sec, qui donne l'impression de s'effriter sur les bords. La douce pente rocheuse, léchée par l'eau, qui a pris en cet endroit la teinte pâle et translucide d'un ciel d'hiver, constitue un habitat naturel parfait pour les oursins, si bien qu'il est difficile d'entreprendre la baignade sans chaussures adaptées.
L'unique route de l'île nous mène vers un petit village, ou tout du moins un regroupement de quelques établissements aménagés pour recevoir des vacanciers. Nous trouvons sans difficulté une place pour Choco, un peu en retrait, au milieu d'un rassemblement clairsemé de pins. Suffisamment éloigné pour pouvoir y passer la nuit au calme, mais suffisamment proche pour profiter des commodités de la civilisation. Le soleil tape si fort qu'il n'est pas question de nous exposer pour le moment. Rox propose d'aller vers le seul bar présent, qui a l'air de servir à lui seul toute la zone de plage aménagée ; fréquentée par des familles, que nous identifions comme Croates.
Nous prolongeons la halte en prenant une bière fraîche à l'ombre du toit en paille. Ici, tout est dans son jus, pas l'ombre d'un touriste. Tout le mobilier est aux couleurs de la bière locale et il n'y a aucune traduction en anglais sur la carte. Le serveur doit avoir seize ans tout au plus, mais Roxane se persuade qu'il en a au moins dix-huit et qu'il saura nous aider à trouver de l'herbe.
Nous observons la vie des familles, l'organisation de leur sortie à la plage. Les femmes plus âgées s'occupent des plus petits, protégés du soleil avec des parasols plantés dans le sable. Les couples s'échangent leur cornet de glace, les adolescentes font la queue pour se faire tresser au stand qui propose des coiffures et des parures de billes colorées. Très peu sont dans l'eau, mais tous ont l'air occupés à quelque chose. Personne ne donne l'impression d'être là pour bronzer, mais plutôt pour passer du temps à jouer aux cartes, aux raquettes, à faire des châteaux de sable ou à discuter en famille. Rox commente que pour eux, le concept de plaisance, de vacances et de détente est récent, la génération des parents avait pour environnement de jeunesse, la guerre et la famine. En les observant mieux, c'est vrai qu'ils ont tous l'air très sérieux, comme si leurs visages portaient encore le masque sévère de celui qui a connu la guerre, comme si profiter de temps libre leur demandait une concentration particulière.
Le jeune serveur se déplace en pressant le pas entre le bar, la salle, la cuisine et le stand de glace ; je me demande si c'est bien là son poste à multi-responsabilité ou s'il manque quelqu'un pour l'aider aujourd'hui. Rox l'interpelle pour recommander deux bières et en profite pour lui faire passer sa requête. Évidemment, il ne parle pas anglais ; il nous faut donc user de notre sens du mime et de l'interprétation pour mener cette conversation à bien. Roxane mime le geste de fumer, rapprochant l'index et le majeur de ses lèvres, puis frotte le pouce et l'index ensemble pour parler argent. Il a l'air de comprendre. En guise de réponse, il s'exprime rapidement en croate puis indique le numéro neuf sur sa montre et finit par mouliner dans le vide avant de pointer la cuisine. Nous interprétons que pour l'instant, il ne peut rien pour nous, mais qu'il pourra nous aider à la fin de son service, à 21h, derrière le local cuisine.
Nonobstant des familles qui commencent à remballer leurs serviettes et leurs jeux, nous improvisons un dîner sur la plage, un peu plus loin de la promenade aménagée, près de Choco. Au menu du jour, de la haute gastronomie de baroudeur : noodles* saveur poulet et bières tièdes. J'étends un grand plaid sur le sable qui est, sur cette portion moins fréquentée, partiellement recouvert d'algues noires. La caisse de bières vides nous sert de table d'appoint. La nuit tombante éveille des chants au loin, nous rappelant que c'est samedi et que le village est à la fête.
Quand nous nous présentons au lieu du rendez-vous, le jeune serveur nous attend déjà et la transaction se passe sans complications. Les chants que nous avons perçus de loin proviennent du bar, qui s'est rempli autour d'un karaoké de chansons locales. Amusées par l'ambiance qui émane de la fête, nous restons boire quelques bières, ravies de pouvoir profiter d'un instant authentique, avant de rentrer fumer un joint dans notre salon / chambre / pièce à vivre, c'est-à-dire, à l'arrière de Choco.
Je roule un petit bout de carton qui fera office de filtre pendant que Rox effrite du bout des doigts les petites fleurs séchées. L'atmosphère à l'arrière de Choco est parfaite pour l'occasion : une petite guirlande lumineuse, des rideaux aux motifs kitch et les meilleurs titres de Simon and Garfunkel sur haut-parleur. Après seulement deux bouffées tirées sur le joint, je sombre dans un sommeil coloré.
Des bruits étranges me réveillent au milieu de la nuit. Premières constatations : je me suis endormie tout habillée et Rox n'a pas éteint les lumières. Ayant gardé mes réflexes de voyageuse solitaire, je jette un regard discret vers l'extérieur, sans pour autant signaler ma présence. À côté de Choco est garé un autre camper van. Jusque-là, rien d'anormal. J'identifie cependant que le bruit qui m'a réveillé provient de l'intérieur de l'autre véhicule. Un bruit aigu et discontinu, comme un chien qui pleure. J'ajuste ma vision nocturne et remarque que de la porte coulissante entrouverte, s'échappe une lumière faible. Un mouvement à l'intérieur me permet de discerner l'objet de tout ce vacarme.
D'abord des pieds, rattachés à de jolis mollets fins, des fesses ; lisses et bronzées, puis un dos. Puis encore des pieds, aux ongles vernis de rouge, de part et d'autre de ce dos, puis une nuque, un chignon relevé négligemment, et enfin, je comprends.
L'assemblage précis de ces parties de corps et le bruit de jappement. Les deux nouvelles voisines sont en train de prendre du bon temps. Plus exactement, une est en train d'en donner, l'autre d'en recevoir.
J'hésite sur le comportement à adopter. Un peu de voyeurisme ne me dérange pas, après tout, elles ont choisi de se garer juste à côté de Choco et de laisser la porte ouverte. Je jette un œil sur Roxane, qui n'a pas bougé d'un iota et dont la respiration confirme son état de sommeil profond. Mon esprit commence déjà à vriller, tiraillé entre la peur d'être surprise par Roxane et l'envie de profiter de ce moment volé. Il ne faut pas longtemps pour que cette scène aussi impromptue que troublante, éveille la chaleur dans mon ventre.
Puis-je décemment me caresser là, à côté de mon amie endormie, en épiant les deux filles du van d'à côté se butiner le pistil ?
Le cerveau encore embrumé par le joint et les bières, la seule réponse qui me vient à l'esprit est celle floquée en lettres rouges à l'arrière de Choco : It's not indecent if it's not far enough**.
De toute façon, pas de marche arrière possible, je ne peux pas dévier mon regard de la main gracile qui soutient le sein lourd de sa copine et encore moins feindre de ne pas entendre ses cris étouffés. Je remercie la providence pour ce cadeau rare et inavouable et prends part secrètement à leur nuit sensuelle. Je me surprends à dévorer la scène du regard, laissant mon imaginaire combler les angles morts et préciser les courbes que je distingue mal de loin. Deux secondes après que ma voisine de van ait atteint l'orgasme, je me plaque la main sur la bouche et laisse mon corps se tétaniser d'un plaisir coupable.
*Nouilles instantanées.
**Ce n'est pas indécent si ça n'est pas assez loin.
VOUS LISEZ
Love
ChickLitOn en connaît tous des histoires d'amour qui commencent bien et qui finissent mal. Mais des ruptures qui commencent bien, vous en connaissez beaucoup ? Et bien, c'est le cas pour Alexandra. Après avoir claqué la porte sur trois années de vie de c...