Chapitre 4 ; Chez Léo

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La veille.

Ponctuels de père en fille, nous nous retrouvons place de l'Europe à 20h30.

Comme à son habitude, papa est vêtu d'un costume sombre qui lui donne l'allure sérieuse et élégante d'un businessman accompli. Ses cheveux poivre et sel sont bien peignés, comme toujours ; avec la raie sur le côté, héritée d'une période où il se coiffait pour plaire. Il avait été beau jeune homme et dans la continuité, bel homme mûr. Une nonchalance assumée de quinquagénaire trahit sa volonté de paraitre bourru. Il est toujours content de se qualifier de « vieil ours », mais ceux qu'il laisse approcher peuvent tous affirmer qu'il a un cœur aussi doux que le miel.

Nos sourires font foi du plaisir que nous éprouvons à nous retrouver pour un dîner à deux. Nous nous installons en terrasse après avoir salué Léo, le patron des lieux. Papa retire soigneusement sa veste de costume et la pose sur le dossier de la chaise. L'odeur de farine fraîche et de basilic qui émane de la cuisine éveille notre appétit en un instant.

« Buongiorno lès amis, j'espère qué vous allé benne auyoudh'oui. J'ai vous ai mis ouné pétite assiette d'Antipasti » salue Léo en déposant une grande assiette au centre de la table. Une rosace colorée fournie de divers légumes marinés, de jambon aux herbes et de mortadelle coupée aussi fin que du papier à cigarette. Un vrai délice pour les yeux et les papilles !

« Chez Léo », c'est le genre d'adresse qui se choie comme une recette de grand-mère, un tuyau qui ne se donne pas à tout le monde. Un petit paradis des meilleures saveurs italiennes caché entre deux quartiers, à l'abri du regard des passants. Les connaisseurs savent qu'ici, regarder la carte est quasiment un faux pas, la marche à suivre est plutôt de demander à Léo ce que le chef a déniché au marché le matin.

J'ai découvert ce restaurant par hasard, en octobre dernier, séduite par la suggestion du chef ce jour-là (un risotto à la truffe et aux girolles). L'accueil chaleureux de Léo et les saveurs délicates du plat d'automne m'avaient vite fait comprendre que je n'étais pas dans n'importe quel restaurant italien. Chez Léo est depuis devenu une de mes adresses favorites.

Alors que la chaleur de la journée peine à s'apaiser, Léo dépose deux verres de Spritz sur notre table avec un clin d'œil. Autour de nous, deux couples tranquillement installés à l'ombre de l'auvent étudient la carte en silence – des novices.

— Alors, ma chérie, commençons par les sujets qui fâchent. As-tu pris rendez-vous chez le dentiste ?

Mon père entame souvent la conversation comme il aurait entamé une réunion avec son associé. Les sujets importants et/ou urgents sont checkés méthodiquement, un à un, laissant place à la papote dans un second lieu. Il a même une liste des sujets à aborder intitulée « Suivi Alexandra » dans les notes de son smartphone et je sais qu'il la met à jour d'une fois à l'autre ; si bien qu'aucun aspect de ma vie administrative ne lui est inconnu.

— Oui, c'est bon, il peut me voir avant mon départ en vacances. Mentis-je tout en réactualisant sur mon téléphone le rappel « RDV dentiste ».

— Ok, tant mieux. Par contre, je n'ai pas reçu le scan du courrier de l'assureur. Tu sais, ma puce, si tu ne me l'envoies pas tout de suite, le papier va encore disparaître et on sera mal !

— Oui papa, désolé, j'ai oublié. Je le fais demain à première heure !

— Et le mémoire, ça avance ?

— Le rendu est dans trois semaines, j'ai encore le temps !

— D'accord, mais ça ne répond pas à la question que je t'ai posée ; objecta-t-il en essayant de capter mon regard fuyant.

— Oui, ça avance, j'ai réuni tout le corpus documentaire, maintenant, il faut surtout que je me mette à la rédaction.

Cette réponse masque le fait qu'une de mes collègues de boulot, qui a débuté dans l'entreprise en tant que stagiaire, vient de me donner le rapport de stage qu'elle a présenté à son école il y a quelques années. Il me suffit donc de pomper allègrement les informations que ma collègue a déjà pris la peine de réunir dans son devoir, changer les dates des données chiffrées et articuler mes réflexions intelligemment autour de la problématique que j'ai choisie et validée avec mon maître de stage. Chose, qui selon moi, peut se faire largement en trois semaines !

— Donc tu n'as pas commencé si je comprends bien ?

Touchée !

Inutile de vouloir maquiller la réalité, mon père lit en moi comme dans un livre ouvert.

J'essaye néanmoins de cacher mon sourire gêné au fond de mon verre de Spritz, mais évidemment, cela ne passe pas inaperçu. Et de toute façon, mon verre est déjà vide.

C'est providentiellement le moment que choisit Léo pour arriver à notre table avec deux assiettes fumantes. « Raviiioléés ricôôtta et aspergués vertes. Vous voulé dou Parmigianno pour mèttre déssous ?»

Ma tête surplombe déjà l'assiette, humant les effluves puissants d'huile d'olive et d'ail, quand Papa lui répond « Volontiers ! Je peux t'embêter pour un moulin à poivre par la même occasion ? »

Il fait toujours ça, demander un moulin à poivre. Même avant d'avoir goûté le plat, même avant d'avoir vérifié s'il y en a un à table ! Comme si fatalement, aucun plat ne peut être suffisamment poivré à son goût. Comme si l'assiette n'était pas réellement terminée avant qu'il ait pu la rectifier de ces quelques tours de moulin.

Une autre de ses petites habitudes au resto est de faire une blague quand le serveur lui propose de l'eau, comme si la proposition était incongrue ou déplacée. Cette manie-là, il la tient de son père, qui dès son plus jeune âge, mettait quelques gouttes de vin dans son verre en cachette puis lui disait « l'eau, c'est pour les grenouilles ! » avant que sa mère ne fasse mine de se fâcher. J'en rigole toujours discrètement, heureuse d'assister à ces petits rituels. J'adore ses petites manies, elles sont pour moi le gage que tout va bien dans l'univers, que l'équilibre des choses est respecté. Je pourrais m'inquiéter le jour où mon père ne demandera plus le moulin à poivre au restaurant.

J'ai déjà plongé ma fourchette dans le plat crémeux quand Léo revient à notre table avec le fameux poivrier, retire nos deux verres vides et nous propose la carte des vins. Papa fait « non » de la tête et commande directement un Chianti « à température ambiante si possible ».

— Oun pétipeu d'ô avèque ça ?

— M'enfin surtout pas Léo ! Tout le monde sait que l'eau ça fait rouiller ! » Aboie-t-il, accompagnant sa phrase d'un hochement décidé de son index et un large sourire, content de sa blague.


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