Chapitre 23 ; Beer-pong

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La file de voitures s'étire à perte de vue, cela fait déjà deux heures que nous sommes bloquées à la frontière de la Bosnie-Herzégovine. La chaleur est insupportable. C'est plutôt grâce à des éventails de fortune pliés dans une feuille de magazine qu'à la climatisation spartiate de Choco que nous parvenons à ne pas cuire sur place. Nous ne savons pas trop pourquoi le passage de cette frontière prend autant de temps, alors que nous n'avons eu aucun souci aux autres. Pour être honnête, nous n'avions aucune idée que nous serions obligées d'entrer en Bosnie-Herzégovine (pour une vingtaine de kilomètres seulement) avant de retrouver la Croatie et poursuivre notre chemin vers le Sud. Au départ, nous nous sommes même réjouies de pouvoir rajouter un pays à notre liste. C'était sans savoir que nous allions nous déshydrater comme des figues au soleil en attendant de passer la frontière.

Nous avons quitté nos copains australiens peu après le petit-déjeuner et prévu d'arriver à Dubrovnik en fin d'après-midi, mais le retard pris par cette fichue frontière ne nous laisse plus grand espoir. Il faudra trouver un autre stop pour la nuit, dès que, et surtout si, nous arrivons à passer les barrières. Il faut dire que nous avons de quoi attirer l'attention des douaniers : un véhicule peinturluré de chocolat fondu et un contrat de location rédigé en italien ! Ils auraient raison de nous trouver suspectes cela dit, puisque nous avons encore un petit reste d'herbe peu subtilement cachée dans la boite à gants.

Le monde a ce petit quelque chose d'illogique, je trouve. Passent peut-être, en ce moment même, par cette frontière, des trafiquants d'enfants, d'armes, des violeurs ou des terroristes ; et nous pourrions néanmoins nous attirer des problèmes avec une petite fleur séchée au fond d'un papier à cigarette.

Rox, qui feinte une irrépressible envie de faire pipi, part satisfaire sa curiosité en remontant la file de voitures à pieds jusqu'aux barrières, pour chercher des toilettes et surtout vérifier la présence de chiens renifleurs. Elle revient soulagée de ses deux préoccupations.

Nous somnolions dans l'attente et la chaleur, épuisant peu à peu nos réserves d'eau et de patience quand Rox eu cette merveilleuse idée de confectionner une mini table de beer-pong à l'arrière du van. En cherchant bien dans la glacière, je trouve un fond de rhum et deux bières tièdes, juste de quoi rendre le jeu distrayant.

Alors que nous venons de passer une bonne demi-heure à jouer à un jeu d'alcool sous leurs nez, les douaniers ne nous contrôlent même pas. Un bref coup d'œil à nos passeports et aux papiers du véhicule, un sourire à la vue des peintures sur le van et ils nous accordent dans la foulée le précieux sésame de passage pour la liberté retrouvée. Dès lors, le vent recommence à fouetter nos visages et sécher la sueur sur nos tempes.

En fin d'après-midi, nous traversons une région vallonnée et verdoyante. Entre deux monts, des étendues d'eau parsemées de quadrillages en bois nous interpellent. Nous comprenons leur utilité en remarquant de part et d'autre de la route les petites cabanes proposant des plateaux d'huîtres. Conscientes de notre incapacité à rejoindre Dubrovnik aujourd'hui, nous nous arrêtons pour profiter d'une dégustation locale avant de trouver ; comme récompense pour les heures d'attente à la frontière, ou peut-être que le karma s'est rappelé de mon anniversaire ; LE PLUS BEAU SPOT DEPUIS LE DEBUT DU ROADTRIP.

Tout en haut d'une de ces collines vertes, sur un rebord de falaise entre quelques pieds d'oliviers récemment plantés, surplombant d'une hauteur vertigineuse la mer qui parait endormie. Nous avons tellement grimpé pour dénicher cet endroit que nous sommes certaines que personne ne viendra nous déranger.

Je sors la poche pleine d'eau et dispose la douche portative sur un rebord de roche en hauteur, nous offrant la possibilité de nous doucher là, sans pudeur ni gêne, face à ce panorama offert à nos yeux chanceux. Je laisse l'eau tiède ruisseler sur mon corps et chasser les désagréments de la journée, la rigole d'eau claire colore d'un beau rouge la terre argileuse sous mes pieds. Je fais attention à laisser suffisamment d'eau pour Roxane puis laisse ma peau sécher sous les caresses du vent du soir.

D'un accord commun, nous prenons l'apéritif en tenue d'Eve. Après tout, n'est-ce pas une façon comme une autre de célébrer l'anniversaire de ma venue au monde ? Après s'être elle aussi rafraîchie à l'eau douce, Rox sert deux gins-tonics, avec des glaçons que nous avons récupéré de notre halte dans la vallée. Nous sortons les chaises longues et les disposons entre les pieds d'oliviers avant de trinquer. De temps en temps, s'échappe une petite goutte de condensation du verre glacé, qui, au contact de ma peau, ravive des sensations simples et agréables. Notre nudité ne nous incommode pas, au contraire, nos corps fins et fuselés se marient parfaitement avec la pureté du décor. Finalement, mon cadeau d'anniversaire s'avère être un présent rare, cet instant difficilement égalable, nues sur la montagne, entre un van recouvert de chocolat fondu et un gin-tonic glacé, à regarder le soleil rater son rendez-vous avec la lune et les faibles ondulations de la mer troubler l'immobilité parfaite de l'étendue céleste.

Les yeux fixés sur l'horizon, je ressens une confiance nouvelle, j'ai l'impression d'être à l'aube de ma vie. Les vingt-quatre dernières années n'ont été que la version d'essai. J'admire pour la toute première fois mon futur avec ambition et patience.


LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant