Chapitre 3 ; Alex

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Moi, c'est Alexandra, mais tout le monde m'appelle Alex. J'ai 23 ans pour quelques semaines encore, juste le temps de finir ma première année de Master dans une école de commerce. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le jargon, cela veut dire que je suis en quatrième année d'un cursus universitaire de cinq ans. Donc l'avant-dernière, si tout se passe bien et que je valide mon année.

Au plus grand désarroi de mon père, ce n'est pas sa réputation qui m'a fait choisir cette école plutôt qu'une autre ; c'est sa localisation. Une promenade agréable d'une quinzaine de minutes sépare mon lit des bancs de l'amphi, sur lesquels je termine souvent ma nuit.

Mon charmant petit appartement étant situé à l'angle de l'avenue de Clichy et de la rue Brochant, il me suffit de quitter promptement l'avenue, bruyante et polluée, pour passer le plus clair du trajet à longer le tout nouveau parc Martin Luther King, écrin de verdure récemment implanté dans une des zones que la ville de Paris réservait pour l'installation des Jeux Olympiques 2014 (avant de savoir que c'est la ville de Londres qui avait été sélectionnée pour accueillir les Jeux cette année-là).

En quittant la vue des arbres, des talus verts et des roseaux, le chemin se poursuit au-dessus des voies ferrées, me permettant d'envoyer une pensée navrée à tous ces gens qui n'ont pas la chance de se passer des transports en commun pour commencer leur journée. Une fois la petite gare du Pont Cardinet passée, le trajet se termine le long de l'ancienne voie ferrée du Boulevard Pereire, qui n'est plus désormais, qu'une allée bordée d'arbres et de ronciers fleuris, truffée d'oiseaux et de papillons, au coin de laquelle se situe le campus de mon école.

Enfin, il est vrai qu'aujourd'hui, mon trajet s'est arrêté au parc.

L'année scolaire touche déjà à sa fin et elle a été plutôt satisfaisante, étant donné que je m'essayais pour la première fois dans une filière dite « en alternance ». Dans mon cas, cela signifie que je partage mon temps entre les bancs inconfortables de l'amphi et un emploi en tant que chef de projet dans une entreprise d'évènementiel. Employant ainsi astucieusement mon temps à renforcer mon expérience professionnelle tout en terminant mes études. Les bureaux dans lesquels je passe trois semaines sur quatre se trouvent à Nanterre, dans un immeuble glauque et triste au possible. Un immonde clapier à lapins jaunâtre, planté là comme une insulte. Le genre d'immeuble dans lequel j'ai toujours angoissé à l'idée de devoir bosser. Coincé au troisième étage, à mi-hauteur de cette barre délabrée, mon bureau donne sur le parking. Les immeubles alentours (également hideux, mais tout de même moins que le mien) finissent de peindre le tableau décrépi de mon environnement de travail. Au moins, pas de distraction possible à regarder par la fenêtre ! Parfois, j'en viens à me demander si tout ceci n'est pas une orchestration patronale pour réduire l'oisiveté...

Je me réconforte en me disant que mon boulot me plaît, ce qui n'est pas donné à tout le monde !

Il y a quelques semaines, Marc est venu récupérer ses affaires, sauf quelques bricoles que j'ai depuis regroupées et mises de côté dans l'entrée. J'ai quitté Marc il y a un mois, et pour le moment, je ne ressens pas de détresse immense d'avoir rompu, sûrement parce que cela faisait un bout de temps que ça n'allait plus. J'ai comme le sentiment que ma vie avait été mise en pause, enfermée dans la bulle opaque de notre Amour et qu'à présent, je redécouvre la vie au-dehors. C'est plutôt excitant !

Non que je regrette ces trois années passées avec Marc, bien au contraire ! Nous nous entendions bien, et la plupart du temps, nous étions heureux. Mais à l'usure, le doute d'être face à quelqu'un d'honnête avait fini par ronger la confiance et l'intégrité de notre relation. Comme je l'avais découvert dans le best-seller de Stephen R. Covey ; le compte affectif, comme un compte en banque, est composé de versements et de retraits. Le versement de « bonnes actions affectives » (gestes affectueux, attentions, preuves de confiance, compliments sincères...) rend le compte positif. Plus le compte est positif, plus la confiance et l'intimité dans la relation sont grandes. Une « action négative » (trahison, mensonge, comportement insultant...) équivaut à un retrait. L'équation est la suivante : un retrait se compense par cinq versements. Ainsi, l'état du compte affectif reflète la relation entre deux personnes, qu'il s'agisse d'une relation amicale, amoureuse ou professionnelle d'ailleurs. Plus le compte est « dans le vert », plus il y a de confiance et de bonheur.

Ma rupture avec Marc a simplement été la précipitation de notre compte affectif dans le rouge. Les mensonges et les cachotteries à répétition n'ont jamais été rattrapés par des « versements » suffisants pour arranger les choses. La perte de confiance et l'agacement de me sentir trahie à plusieurs reprises ont tout bonnement précipité notre relation vers une chute irrévocable. Petit à petit, j'ai arrêté de croire en lui, de croire en nous ; le faire sortir de ma vie est le seul moyen que j'ai trouvé pour me protéger et éviter d'être blessée à nouveau.

Qui plus est, (et gardez-vous bien de penser qu'il s'agit là d'autre chose que d'une coïncidence), c'est le début de l'été!

La douceur de l'air, la verdure renaissante, l'allongement des journées et les vacances à venir me donnent le sourire aux lèvres et des papillons au ventre. Je dois bien l'admettre, je suis soulagée d'avoir rompu à l'approche de l'été plutôt qu'à l'approche de l'hiver, qui, lui, rime avec solitude, froid, manque de lumière et de raisons de sortir.

Depuis le jour fatidique où j'ai mis un terme à ma relation, j'ai tout de même passé une bonne grosse semaine cachée sous la couette, volets fermés, téléphone éteint, à manger des coquillettes au ketchup et regarder des séries.

Symptômes jusque-là comparables à ceux d'un gros rhume, vous en conviendrez.

Pas de larmes cependant, mais je n'ai jamais été une grande pleureuse. Ah, il y a aussi ce petit détail de rien du tout, mais quand même... Depuis que Marc est parti, l'air autour de moi est devenu pesant, comme plus épais. Je me sens claustrophobique dans mon appartement pourtant moitié moins habité. Un calme atmosphérique inhabituel, peut-être le présage d'une tempête à venir ?

Évidemment, j'ai hésité à lui écrire, à l'appeler, à lui dire de revenir... une phase de sevrage tout à fait normale, quand on considère que le sentiment amoureux s'apparente à une addiction. Le niveau de sécrétion de dopamine et d'ocytocine (hormones du plaisir et de l'attachement affectif) chute de manière radicale et le corps ressent un état de manque. Un mal-être scientifiquement prouvé qui ne peut guérir qu'avec le temps. Le sevrage hormonal est donc une étape réelle subie par le corps à rajouter aux douleurs émotionnelles ou narcissiques que ressentait déjà mon cœur en amont de la rupture.

En tout cas, c'est ce que j'ai entendu dire, et cette information me permet de relativiser sur ma situation. Je suis prête à en baver, mais il faut bien retirer le sparadrap pour laisser cicatriser mes plaies.

Cette rupture n'étant pas la première, je sais à quoi m'attendre. C'est même en toute connaissance de cause que j'ai pris cette terrible décision, disposée à souffrir pendant des mois, à m'engouffrer au fond de ma solitude. Je me suis même préparée à renouer avec ce sentiment d'échec et d'injustice qui peut mettre des années à s'effacer.

Mais voilà qu'à peine un mois après avoir claqué la porte sur trois années de vie commune, j'ai plutôt le pressentiment que de bonnes choses sont à venir. Seulement trente jours de sevrage hormonal ont été nécessaires, je recouvre déjà mes forces ! Et dans le cœur et dans l'esprit ! Se pourrait-il que la fois précédente m'ait endurcie ?

J'avance quand même à tâtons, sans trop crier victoire, car au moment où je reprends le stylo, je pressens que le moment viendra où je craquerai. Quand les démons de la solitude et du remords viendront frapper à ma porte, qu'ils me pousseront à abdiquer en me susurrant sans relâche à l'oreille que le bonheur se construit forcément à deux. Faisant réapparaître à ma mémoire tous les bons moments partagés, de rires, de tendresse et d'intimité. Dissimulant le raisonnement pourtant sensé qui m'a mené à prendre cette décision.

Quand toute cette entreprise me semblera au-dessus de mes forces, quand le manque de l'autre me renverra à questionner mes décisions, à douter du futur, de ma force ; aurais-je en moi ce qu'il faut pour avancer ?

Ce jour viendra peut-être, sans doute même. Mais pour l'instant, place en moi à un sentiment de légèreté et d'allégresse. Il fait beau, les oiseaux chantent, je ferme les yeux et bascule la tête en arrière pour puiser l'énergie des rayons du soleil qui endorment ma peau. Je prends le temps de m'égarer dans les méandres de mes sentiments, au rythme du parc qui s'anime autour de moi. Il est déjà midi et j'ai une petite gueule de bois, disons un 4.5/10.

Gueule de bois causée par un de mes parcours préféré quand pointent les premiers jours de beau temps, et qui commence en général par un resto avec papa. Hier, c'était chez Léo, notre Italien favori.


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