PARTIE V : UN JOUR SUR DEUX

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L'essentiel, dans une double vie, c'est de ne jamais être trois à la vivre.



Je m'appelle Mona, diminutif de Monica ; c'est la première fois que je prends la plume, sur les conseils de ma psy. Il parait que j'en ai trop sur la patate et qu'écrire m'aiderait à me sentir un peu mieux, « dans la mesure du possible » a-t-elle précisé. Cette année 2013 a été, comme le laissait présager ce numéro hanté le 13, une catastrophe. Tout a commencé en janvier, quand on a appris le cancer de maman en phase avancée, plus vraiment d'espoir dans le pronostic. Ses années à se faire bronzer la pilule à Saint Barth ont finalement eu raison de sa peau. Ensuite, j'ai raté mon année aux rattrapages, ce qui veut dire que je dois retaper ma deuxième année de droit ; et puis là, l'accident de Marc.

Comme presque tous les soirs après son boulot, il passait chez moi avec une bouteille de rosé, on buvait quelques verres puis on faisait l'amour. Quand je devais me lever tôt le lendemain pour aller en cours, il préférait rentrer chez lui. Parfois, on se commandait des sushis ou une pizza et on regardait une série, on faisait l'amour encore une fois, puis il partait en me promettant de m'envoyer un message quand il serait arrivé. Il était souvent plus de deux heures du matin quand il reprenait son scooter pour rentrer chez sa mère. Ce n'était pas idéal, mais on s'y était fait. On parlait de se trouver un petit appartement ensemble d'ici quelques mois, après les fêtes, on commencerait à chercher.

Mais il n'y a eu qu'une seule fête.

Un soir, entre le réveillon et Nouvel An, je n'ai pas reçu le message de Marc me disant qu'il était bien rentré. Sans nouvelles de lui le lendemain, j'ai contacté sa mère et en une seconde j'ai compris au timbre de sa voix que quelque chose de grave était arrivé.

Une seconde mal placée, la présence de Marc à cette intersection, la vitesse et le taux d'alcoolémie du conducteur qui avait scellé une période de l'année pourtant si joyeuse. La pire journée de ma vie, qui arrivait juste après la meilleure journée de ma vie. Celle de Noël, du meilleur Noël de ma vie.

Après un déjeuner avec maman à l'hôpital, durant lequel j'essayais de chasser l'idée que cela pouvait être son dernier, j'avais rejoint Marc chez sa mère, où on avait préparé un dîner digne d'une table de rois. C'était la première fois que j'étais présentée à sa famille. J'étais un peu nerveuse, mais flattée d'avoir été invitée pour une occasion si particulière. J'ai vite compris que pour la famille de Marc, Noël était un véritable marathon qui nécessitait la bonne humeur des différentes générations. Tout le monde participait, son beau-père s'occupait d'entretenir le feu de cheminée, sa mère de mettre la table, Marc était aux fourneaux, et moi, je veillais à ce que les coupes soient toujours remplies. Le filet de bœuf en croûte et la sauce aux cèpes remplissaient la maison d'un fumet délicat. On rigolait et on dansait entre les plats, laissant un temps de digestion nécessaire à ce repas titanesque. J'étais heureuse, tout le monde était heureux. Personne ne pouvait se douter du drame qui allait nous frapper de plein fouet deux jours plus tard, alors que les réminiscences de cette soirée magique étaient encore si présentes.

Cela fait maintenant une semaine qu'il est aux soins intensifs à la Pitié Salpêtrière. Le pronostic vital a été levé le premier jour de l'année 2014. Comme si en changeant d'année, le sortilège de malchance était levé, qu'une nouvelle donne était possible. En tout cas, je m'accroche à cette théorie : en 2014 tout va reprendre son cours normal, son équilibre. Il ne peut de toute façon pas y avoir pire que 2013.

Marc était à l'arrêt à un feu quand le véhicule l'a percuté de plein fouet, grillant le feu rouge, sans même s'apercevoir de la présence d'un deux-roues sur son trajet. Il ne s'était même pas arrêté. Marc était resté étendu sur le bas-côté, inerte, inconscient, laissé pour mort. En recoupant les informations, on conclura qu'il a dû y rester plus de quarante minutes comme ça, entre la vie et la mort, sur le macadam de la rue déserte et gelée, avant qu'une bande de jeunes, qui rentraient chez eux à pieds d'une soirée, ne le trouvent et appellent les secours. Je n'avais eu le droit d'aller le voir qu'une fois, alors qu'il était encore au service de neurochirurgie, mais sa mère me donnait des nouvelles par téléphone tous les jours.

J'ai rencontré Marc à une soirée au printemps dernier. Pour me changer un peu d'air, mon amie Sarah m'avait proposé de venir passer le week-end avec elle en Normandie, où ses parents ont une maison de vacances. On s'était baladées sur les fameuses planches de Deauville, on s'était goinfrées de tartes aux pommes et de gaufres, et pendant un petit moment, je pensais à autre chose. Elle était invitée à une soirée chez des copains, et même si je n'avais pas très envie d'y aller, je n'avais pas plus envie de rester à la maison toute seule. La soirée se passait plutôt bien, même si je sentais bien que j'étais « à l'ouest ». L'alcool et les médicaments que je prenais faisaient mauvais ménage, mais rien n'y faisait, même en sirotant mon verre du bout des lèvres, j'étais irrésistiblement attirée par la boisson pour combler mon manque d'intérêt pour la soirée, et pour les gens.

J'étais sortie un instant dans le jardin pour prendre l'air. J'avais trouvé une chaise longue et m'y étais installée quelques instants, loin du bruit, loin des autres. Marc et Alex, les hôtes de la soirée, avaient l'air sympa, mais ne m'avaient pas trop adressé la parole. De toute façon, j'avais déjà assez d'amis. Je le savais, je n'aurais pas dû venir.

J'avais dû m'endormir là, laissant la soirée poursuivre son cours sans moi, quand on me réveilla à l'aube. Marc me tendait un verre d'eau et me proposait un plaid. Il m'emmitoufla et m'invita à m'asseoir avec lui, plus loin dans le jardin, pour regarder les premiers rayons de soleil inonder le jardin endormi. Il avait l'air très saoul, très gai. Il n'arrivait pas bien à articuler, mais ça m'arrangeait. Je n'avais pas très envie de parler, mais sa présence m'apaisait. Nous nous sommes allongés l'un à côté de l'autre, laissant nos corps se relaxer sur l'herbe douce. Le moment était si beau. Avec les premiers rayons du soleil, je pensais à maman, qui serait bientôt là-haut. Des larmes ont coulé sur mes joues et je n'ai pas réussi à retenir mes sanglots. Marc s'en est rendu compte et d'un geste doux, mais ferme, a rapproché ma tête de son épaule.

À peu près deux mois après, on s'était recroisé à une soirée sur les berges de Seine. Il n'était plus avec Alex, il avait l'air amer et fatigué. Il buvait encore plus que dans mes souvenirs. Il ne fallut pas longtemps pour qu'il vienne me faire des avances. Je me suis laissé faire, emportée moi aussi par la fête.

On s'est rappelé la semaine suivante et à partir de là, on ne s'est plus lâché. Sa présence m'a beaucoup aidé à traverser la période houleuse de la rentrée, sachant que je retapais et que l'état de santé de maman se dégradait à vue d'œil. Avec un peu de recul, je me suis sûrement accrochée à Marc plus qu'il ne fallait, même si parfois, il avait l'air absent, un peu dans les nuages. Je mettais ça sur le compte de l'alcool. Jusqu'à ce qu'un soir, il me les balance, ces deux mots de trop, sept toutes petites lettres arrachées à un avenir encore imprévisible.

Je n'ai pas trop su quoi dire d'autre, alors je lui ai retourné son « je t'aime », plus par politesse que par conviction, mais j'avais trop peur de tout gâcher. Je suis allée dans son sens, et à force, je m'y suis fait une place.

J'aime son regard sur moi quand je me maquille ; sa façon de se coller à moi et de mettre le visage au creux de mon cou pour s'endormir. J'aime les petites rides qui se dessinent sur le contour de ses yeux quand il rit et la manière dont ses cheveux rebiquent toujours dans la nuque. J'avais voulu la facilité du réconfort, du sentiment ; je ne pensais pas l'attirer dans mon châtiment.

Depuis qu'il est sorti del'hôpital, je passe le voir un jour sur deux, je ne veux pas l'étouffer, maisje veux qu'il sache que je suis là pour lui. Pendant les longues heures que jepasse chez lui pendant sa convalescence, nous épluchons les annonces pour notrefutur appart'. J'ai hâte de commencer une nouvelle année à ses côtés. J'ai hâtede pouvoir le voir tous les jours.

LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant