Chapitre 20 ; Le Festoche

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Au matin, le dépaysement des premiers jours a laissé place à un réveil dans le blues. L'herbe me fait toujours cet effet-là, c'est pour ça que j'évite d'en fumer, en général. Je me réveille de mauvaise humeur et accueille sans mot dire la tristesse qui vient se glisser sous les draps à côté de moi.

J'ai bien envie d'un câlin, mais je n'ai que mon oreiller à serrer, et encore, seulement pour quelques minutes, car la chaleur va vite devenir oppressante dans l'habitacle. Je m'en veux de me sentir chiffonnée comme ça, je n'ai vraiment pas de quoi me plaindre. Mais alors pourquoi tout à coup ce sentiment de vide ?

La transpiration perle déjà sur mes tempes, mais je reste encore de longues minutes, les yeux grands ouverts, à essayer d'identifier d'où vient ce mal. Depuis que j'ai quitté Paris, j'ai réussi à éviter de penser à tout ce qui constitue ma réalité en ce moment. La fin de trois années avec Marc, le jeu pathétique du chat et de la souris que je me suis créé entre André et Alexandre, mon incapacité à passer du temps seule dans mon appartement, la question qui se pose et à laquelle je ne daigne jamais répondre : suis-je heureuse ou juste moins malheureuse qu'avant ?

La Croatie, où l'exotisme de la vie en van, la découverte de nouveaux paysages et la présence de Roxane à mes côtés ont été d'une précieuse aide pour panser les écorchures de mon âme et apaiser mon amour-propre. Mais voilà que ce matin, je me rends compte de ma propre escroquerie : un mécanisme ingénieusement articulé de sorte que je ne passe pas une seule seconde à me poser les bonnes questions ; celles qui font mal. Un tour de prestidigitation huilé aux spiritueux, pour esquiver une remise en question qui devrait puiser au fond de mon être.

Suis-je en train de m'aider à passer à autre chose, en refusant catégoriquement de dialoguer avec ma conscience et d'affronter l'omniscience de mon propre jugement ?

Où suis-je juste en train de maquiller mon mal-être en le faisant passer pour de l'opportunisme sexuel à vocation thérapeutique ?

L'un ou l'autre, pour le moment je n'ai pas d'autre flèche à mon arc, alors autant continuer la mise en scène, qui, à défaut d'être d'une simplicité conciliante, me permet de faire passer le temps.

À en juger par la taille des gouttes qui dégoulinent le long de ma nuque, il est l'heure de sortir de ce four à vapeur et d'accueillir cette journée comme une main tendue.

Pas de Rox à l'horizon, elle a dû partir se promener sur la plage. Le van des voisines coquines est toujours là, mais la porte est fermée. J'ai envie de voir leur visage de jour, mais c'est celui de Rox qui arrive tout sourire et capte mon attention. Elle a la tête des bons jours. Elle me tend un gobelet plein d'un liquide violet qu'elle présente comme « un smoothie orange-carotte-betterave pour nous donner une pêche d'enfer pour le festoche ».

« Le festoche » oui, évidemment. Quand nous nous mettions d'accord sur l'organisation des vacances, nous avons mis la priorité sur nos envies respectives. Pour moi, un camper van ; pour Rox, un festival de musique électro. Depuis quelques années, la mode des festivals s'est étendue au-delà des capitales branchées et les organisateurs cherchent justement des endroits beaucoup plus insolites et isolés pour accueillir les milliers de teufeurs déjantés. Le « Stop Thinking Straight Festival » que Rox a choisi pour pimenter nos vacances du son hypnotique des basses, se déroule sur une plage à côté du petit village de Tisno, à deux cents kilomètres d'ici.

Les smoothies sur-vitaminés avalés, nous reprenons la route en musique « On the road again » des Canned Heat. Programme de la journée : repérer les lieux du festival, trouver un endroit où garer Choco à proximité, se laver avec, si possible, une vraie douche plutôt qu'avec la poche et se reposer avant le début des festivités.

Notre arène de jeu des prochains jours s'avère être d'une beauté époustouflante. Une crique en forme de fer-à-cheval, comblée par une lagune d'eau limpide. Pour l'instant, il n'y a pas foule sur l'immense scène installée au pied de l'eau ; l'animation vient du grand voilier amarré au milieu de la baie. Une boat party va démarrer. Nous nous empressons de la rejoindre en empruntant le ponton en bois qui divise la lagune en deux. Rox connaît le DJ, gage d'un bon set.

Le deux-mâts commence à glisser sur l'eau alors que nous entamons les festivités avec un mojito. Le liseré bleu turquoise qui délimite la terre des profondeurs de la mer s'étire à mesure que nous prenons le large. La musique et le léger roulis des vagues finissent de nous mettre dans l'ambiance. Roxane analyse les autres teufeurs, elle a évidemment une idée en tête. Elle ne tarde pas à repérer un petit groupe, franchement plus animé que la moyenne et me laisse seule quelques minutes pour aller les aborder. Quand elle revient, elle affiche un air déçu, mais quand elle souffle sur son poing fermé, « Tadaaaaa ! », apparaissent comme par magie au creux de sa main, deux demi-lunes au ton orangé. Son œil brille de ce petit quelque chose de diabolique, présage d'une soirée qui commence bien. Nous trinquons, demi-lunes sur le bout de la langue, et nous souhaitons une bonne teuf « allez, à demain Alex ! ».


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