Chapitre 35 ; London calling

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Londres, la veille de Noël

Je marche, j'explore, insouciante, à travers les étendues soyeuses de Hyde Park, j'emplis mes poumons de l'air glacial qui parsème de rares flocons de neige sur mon visage. Mes yeux sont irrités, je les sens rouges et larmoyants, mais je jurerais que ce n'est pas l'effet du froid, mais plutôt du sentiment de liberté qui m'envahit. Je me sens aussi légère que les flocons qui virevoltent autour de moi. Rien ni personne ne peut m'empêcher de planer ni d'être émue. Je me doutais qu'une évasion serait salvatrice, mais rien ne laissait présager que ce serait un paradis intérieur auquel je serais confrontée en cette veille de Noël.

Je parviens à ne pas mourir congelée en revenant de Hyde Park jusqu'au flot de lumières scintillantes qui envahissent Regent Street. Le menton enfoui dans mon écharpe, je m'octroie la récompense de rentrer dans le magasin le plus chaud et le plus festif que je connaisse : Hamleys ! Le monde coloré des super pouvoirs, l'univers imaginaire d'un magasin de jouets pour enfants en période de Noël !

Il doit bien y avoir un truc qui se cache derrière la monotonie de l'être humain, pourquoi les enfants ont le droit à tant de fête et d'extraordinaire alors que les adultes sont obligés d'avoir recours à l'alcool ou à des molécules chimiques classées comme illégales pour retrouver des sensations festives ? C'est bien à sept ans que l'humain atteint l'âge de raison. Qu'est-ce qu'on devient après si ce n'est des amnésiques reproducteurs ? J'en viens presque à croire qu'on se fait reprogrammer le cerveau à échelle mondiale par une poignée de capitalistes perfides pour éliminer toute distraction bénéfique au bonheur. Nous les avons pourtant depuis notre enfance, les clés du bonheur : l'imagination, les formes, les animaux, les couleurs et la vie devant soi !

Cette année, j'ai décidé de passer les fêtes à Londres avec Roxane. Pas de dîner au coin du feu, pas de bon petit plat mijoté en famille ; j'ai plutôt opté pour quelque chose de nouveau pour couronner cette année si détonante : une invitation à une soirée « East London » avec les nouveaux amis de Fred. Marc m'a pourtant invité à passer le réveillon chez lui, comme les années précédentes, mais j'ai refusé. Il devient de plus en plus pressant et me tanne pour reprendre sans tarder le cours de notre vie de couple ; mais ce n'est pas encore bien clair dans ma tête. Mon incapacité à résoudre l'équation m'a poussé à lui demander le temps des fêtes pour la réflexion. Un dernier élan de liberté avant de tomber dans ses bras à nouveau. Un esprit de « à quoi bon lutter, je l'aime, il m'aime, alors fonce ! », « mais laisse-moi quand même encore une semaine de réflexion, histoire d'être bien sûre ».

Depuis la rentrée, Fred a servi de distraction honorable. Force est de constater que nous réussissons à garder une relation amicale, même depuis son déménagement ; ce qui a, entre autres, motivé ma décision de passer les vacances à Londres. D'autant plus que cela fait des années que je promets à Roxane de lui faire découvrir cette ville que j'aime tant !

Parées de nos plus beaux accessoires de Noël, nous arrivons pimpantes dans une espèce de pub/bar/boite dont l'accès se fait par une porte cachée. Sur les murs, des têtes de poupées présentées comme des trophées de chasse, un décor sombre et des lumières vertes. La musique est forte, la chaleur moite. Nous trouvons Fred après quelques slaloms dans la foule ; nous ne nous sommes pas vus depuis son déménagement, mais il m'attrape par la taille et dépose un baiser sur mes lèvres, devant le regard médusé de Roxane, qui ne l'a encore jamais rencontré. Il a l'air déjà ivre et ses pupilles sont dilatées. Il nous présente ses nouveaux copains, encore plus délurés que lui. Enfin, comme lui, mais avec un peu plus de vécu à Londres. Autour de la scène, des tables et fauteuils sont disposés pour que les volontaires se fassent tatouer, le bruit des guitares et des aiguilles se confondent dans un même cri électrique. L'anarchisme présent à cette soirée éveille mon désir de transgression. Au regard de Fred et de ses amis, ils m'ont l'air d'être suffisamment équipés pour donner à cette soirée une tonalité encore plus trash.

Roxane, qui peine à s'habituer au son métallique des guitares, n'est pas contre l'idée de se percher un peu plus haut que la foule. Un mot susurré à l'oreille de Fred, une accolade masquant un échange de main, puis nous nous dirigeons vers les toilettes.

Environ une demi-pinte plus tard, nous décollons. Ce que nous a donné Fred, ce n'est pas ce que nous prenons d'habitude. On s'en est douté à la vive sensation de brûlure qui nous a paralysé la gorge. Le visage de Rox s'est détendu du haut et crispé du bas. Bloquée dans un rictus socialement acceptable. Ses petits yeux bleus se sont tout à coup agrandis, comme dans un cartoon. Et puis, d'une seconde à l'autre, tout me semble léger. Mon corps, ma pinte de cidre, la voix de Rox, la musique, mon cœur. Je flotte, je me sens aspirée vers le haut et me demande si c'est le sentiment qu'on ressent quand on « monte au ciel ».

Je ne remarque même pas le froid en rentrant à pied jusqu'à chez Fred. J'ai l'impression d'avoir passé une vie dans cette boite, pourtant, il n'est que deux heures du matin quand nous passons la porte de chez lui. Je m'éclipse dans la salle de bain et ausculte mon visage. J'ai les traits creusés et les pupilles dilatées.

Une fine coulée de regrets s'échappe de ma narine droite. Je reste plantée là, sans rien faire, attendant doucement que quelqu'un vienne me tirer du tourbillon de pensées dans lequel je me noie. Le « ploc » d'une goutte de sang qui tombe sur le carrelage résonne dans la pièce. Une chanson me trotte dans la tête, j'entreprends de repeindre le miroir en rouge, juste pour faire joli ; pendant que le sang dessine sur mon visage les traits réels de mon insuffisance.

Je penche la tête en arrière et renifle un grand coup, pour être sûre de vraiment bien sentir mes conneries dégouliner au fond de ma gorge. Un goût d'acier amplement mérité qui me tire loin de mes frasques nocturnes. Et sous le mascara dégoulinant, je perçois cette gamine tant aimée qui a eu le culot de se foutre de sa chance. À préférer avancer seule dans le noir, plutôt que d'accepter de faire demi-tour.

Le vide est dangereusement charmeur.


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