Chapitre 33 ; La dernière du Comptoir

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Triste week-end, que celui de la fermeture du Comptoir. En fait, il ne ferme pas, il change de propriétaire. Peut-être que la plupart des gens n'y verront même pas la différence, surtout qu'apparemment les nouveaux propriétaires ne comptent pas changer le bar, mais plutôt le garder ainsi dans son jus et seulement en reprendre le commerce, tel quel. Mais pour moi, et pour les autres habitués, c'est comme s'il fermait. Thierry s'en va, il plie bagage. Il a une bonne raison, je ne peux pas lui en vouloir : il vient d'être papa ! Malgré son énergie débordante, il jongle déjà entre son boulot de jour dans l'immobilier et l'ouverture du Comptoir tous les soirs de 17h à (théoriquement) 23h. Malgré la présence d'André, qui le soulage la semaine, il a dû se rendre à l'évidence qu'il était temps de se séparer de cette « fantaisie de jeunesse » pour endosser une bonne fois pour toutes la casquette de Papa. Sans rancœur cependant, d'avoir réussi là où tant d'autres ont échoué, à faire vivre un rêve d'ado et d'avoir créé une atmosphère si particulière. Il peut se retirer avec panache de la spirale orgueilleuse de la réussite, pour se livrer au nouveau challenge que lui impose la vie : l'éducation de son fils.

Deux semaines que les habitués sont au courant, qu'on évite le sujet, qu'on se fait toutes sortes de déclarations. On a même pensé à racheter l'endroit nous-mêmes, mais une fois sobres, cette idée n'avait pas tenu la route. Certains voulaient récupérer des éléments de la déco : le vieux Juke box, la machine à pop-corn des années 50, le tableau du film « Une femme sur Manhattan », les vieux tabourets ... mais Thierry avait signé pour laisser l'endroit en l'état, et tout devait rester tel qu'au moment de la signature.

En fin d'après-midi, je reçois un message d'André : « Chaton, j'espère que tu vas passer ce soir, j'ai prévu une surprise pour notre dernière vraie soirée tous les deux, demain, il y aura trop de monde ».

La soirée de clôture est effectivement prévue le lendemain, mais la demande d'André me flatte et m'intrigue. Bien que mon orgueil m'ait poussé à refuser ses avances à la maison l'autre soir, une partie de moi ose espérer qu'il « m'honorerait » en cette dernière soirée, scellant par cette date irrévocable l'assurance d'un dérapage unique. Une autre partie de moi s'attend à ce que rien ne se passe, formatée à nos flirts stériles depuis des mois déjà.

Dans le doute, j'enfile une jupe.

La dernière soirée passée « rien que tous les deux » s'étant finie dans mon salon, à deux doigts de la faute, j'avais toutes les raisons de croire qu'il voulait en venir à ses fins. Mais quelles étaient-elles ? Rester fidèle ou assouvir une bonne fois pour toutes son désir pour moi et profiter de la fermeture du Comptoir pour ne plus jamais me revoir ? Nous n'avons pas eu l'occasion de reparler de cette soirée, de ce moment où il s'était découvert prêt à franchir la limite, peut-être ne s'en souvient-il pas ? Nous avions beaucoup bu, il est vrai. Suffisamment pour désinhiber les pulsions qu'il garde d'habitude sous ce contrôle si frustrant pour moi.

J'arrive au Comptoir vers 23h, juste avant la fermeture, afin de ne pas être trop éméchée. Je m'installe dans le canapé du fond en attendant qu'il congédie les derniers clients et ferme les stores et la porte à clé, nous garantissant ainsi une soirée vraiment privée. Il me rejoint dans l'arrière-salle avec un large sourire et la fameuse surprise : une bouteille de Diplomatico Reserva, un rhum vénézuélien qu'il sait que j'apprécie particulièrement.

Alors qu'il prend son temps pour nous servir deux verres du nectar ambré, je profite de cette dernière vision de nous deux, en tête à tête, pour figer à jamais ce souvenir délicieux.

L'insinuation que je vois dans la nature même de cette surprise me met en confiance pour aborder le sujet de son ardeur de l'autre soir. Sonder sa mémoire habilement et l'amener à ressentir cette excitation à nouveau, en vue d'arriver à mes fins, dans le contexte que j'ai choisi et qui a alimenté mon imaginaire érotique durant tout ce temps.

LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant